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Séraphin, c'est la fin !, Gabriel Matzneff

Ecrit par Michel Host 22.03.13 dans La Une Livres, Les Livres, Livres décortiqués, Essais, La Table Ronde

Séraphin, c’est la fin !, février 2013, 268 pages (écrites de 1964 à 2012), 18 €

Ecrivain(s): Gabriel Matzneff Edition: La Table Ronde

Séraphin, c'est la fin !, Gabriel Matzneff

 

Une lecture est une aventure personnelle, sinon « à quoi bon ? », Michel Host

 

Je viens de bercer le dernier enfant de Gabriel Matzneff, baptisé Séraphin, c’est la fin ! une citation tirée de L’Aiglon, d’Edmond Rostand ! – Voilà l’homme ! À quelles ignominieuses profondeurs de la vieille France, que d’aucuns disent « moisie », le provocateur ne va-t-il pas chercher tout ça ? Je notai cela, hier, dans mes carnets Faits & Gestes, réservés à mes lecteurs futurs. Et encore ceci, peu ou prou : dans ses pages, Gabriel Matzneff dit et répète a voce alta ce que la plupart pensent mais taisent avec soin. C’est un plaisir que de le lire. Il croit et ne tient pas à ce que tout le monde croie à ce à quoi il croit. Nous pourrions donc nous entendre si nous étions moins sauvage. Il se plaint de n’avoir obtenu aucun prix littéraire sauf, une fois, une insultante aumône de l’Académie française, et d’être soumis à un ostracisme féroce de la part de ces chroniqueurs de la presse littéraire qu’à juste titre il englobe dans la secte des salauds médiatiques. Sa candeur stupéfaite me rafraîchit.

De notre côté, nous eûmes la chance d’obtenir quatre prix littéraires, dont un fort important et jalousé d’autant : quant aux résultats pratiques, ils sont strictement les mêmes. L’ostracisme que nous subissons depuis au moins vingt ans a la férocité du silence parfait. Matzneff est admirablement cultivé, il a lu les Pères de l’Église, Épicure, Montaigne, les Livres saints, La Rochefoucauld et Cioran, il sait donc tout ce qu’il faut savoir. Il a fréquenté de près bien plus de gloires littéraires que nous n’en avons approchées de loin. S’il se plaint c’est qu’il feint de se plaindre. Nous trouvons cela plutôt malin et amusant. Nous nous en tirons depuis vingt ans en méprisant ces coquins-copains lecteurs incompétents : les quelques articles qu’ils nous ont consacrés nous ont fait honte le plus souvent. Nos livres, ceux de Matzneff et les nôtres, sont à la B.N. Ils partiront en fumée quand le soleil implosera. Que vouloir de plus ?

Que dit-il, l’empêcheur de cacographier (1) en rond, le mouton noir des lettres ? Eh bien, par exemple, que « nous devons demeurer fidèles à ce que nous sommes […] car seule cette audace fait de nos livres des livres véridiques, seule cette audace est créatrice de beauté ». Que « L’amour c’est la douleur. Celui qui n’a pas mal pour quelqu’un ne l’aime pas ». (Avez-vous lu Rozanov ?) Que la solution française en Algérie lui eût paru préférable. (Le vilain temps) Ah, le méchant mal-pensant qui sait que les tribus gauloises, sans le colonisateur romain, eussent longtemps encore bu l’infâme hydromel et, chaque mois de mai, violé les filles vierges au fond des forêts. Et que dit-il encore ? Voyons, que « D’un côté [est] le monde bourgeois, qui se meurt. De l’autre, la bonne nouvelle : Dionysos et le Ressuscité ne sont qu’un ». Il me donnerait envie de croire, cet homme-là… et d’ailleurs, lui comme moi sommes des polythéistes pour lesquels « le Grand Pan n’est pas mort, Osiris et Jésus-Christ ressuscitent à chaque printemps ». Pas de contradiction en la circonstance.

Matzneff s’acharne d’ailleurs à ressusciter des écrivains disparus, ignorés, parfois non traduits en français, Rozanov, l’agité Odnopozov – qui, de l’U.R.S.S., nous voyait tels que nous sommes devenus : « Nous devons comprendre que notre liberté n’est pas le but de nos “amis” d’Occident, car ce sont des businessmen ». Qui encore ? Paul Florensky, et l’admirable Jacques Perret, Guy Hocquenghem… aujourd’hui enfouis dans l’oubli (souvenons-nous que de nos jours, si un livre tient quinze jours à l’étal du libraire, c’est merveille !), Albert Camus lui-même, plus loin René Schérer, et Lucrèce, qui « nous délivre de la crainte et de l’espérance ; il nous libère de la peur ». Il voit aussi le politique : « … dès qu’on brigue les suffrages de la foule, l’important n’est pas d’être soi-même, mais d’être conforme à cette foule. Il s’agit donc de ne rien dire qui puisse choquer, irriter, indisposer. Des larves parlent aux larves ». On voit bien cela, à Paris, dans nos campagnes, depuis plusieurs décennies. Il nous prêche la vertu des larmes, à sa façon : « “Un garçon ne pleure pas !” Dès l’âge des culottes courtes, le règne de l’imposture ». Or Alexandre le Grand, les légionnaires… pleuraient.

En 1979, Matzneff lisait L’Opium des lettres, de Philippe Muray : vingt ans d’avance ! Quant au travail, dont je dis quelque part que son manque, stigmatisé sous le nom de chômage, « nous permet enfin de faire autre chose », il sait ce qu’en a fait notre « civilisation grossière et totalitaire » : « Le trait de génie est d’être parvenu à convaincre nos infortunés contemporains que ce qui les rend esclaves les rend libres ». Qui ne se souvient de la devise ouvrant le portail de l’enfer d’Auschwitz.

Il nous dit encore bien des choses scandaleuses, le cher Gabriel Matzneff. Que celui qui signe une seule ligne, celui-là « est comptable de tout ce qu’il signe, et son œuvre est une ». Que « L’écriture n’est jamais innocente, et le moindre mot, dès lors qu’il est imprimé, est une balle qui peut tuer ». Donc on ne bâcle pas. On ne néglige pas une virgule. On ne ment pas. Et sauf à se vouloir faux et médiocre, on ne dissimule pas ses admirations et ses dettes.

Quant à la violence, elle est bien sûr condamnée à chaque ligne, c’est l’ennemie du sens et de la beauté. En décembre 2007, Matzneff donna une conférence sur « le viol », à Bordeaux : il nous en présente le texte, des pages remplies d’humour et de finesse, qui précisent ce qu’est le viol, bien entendu, mais aussi ce qu’est la liberté d’aimer dans un monde où nul n’est plus libre de ses choix et où « le moindre attouchement » est déclaré criminel, où l’amour des jeunes gens est confondu avec le viol de l’enfant sans défense. On sait ce qu’il en coûta à notre auteur quand il eut la franchise de dire ses goûts personnels et comment le remercia ce quotidien du soir, défenseur des idéaux bourgeois dissimulés sous le masque en carton-pâte de la liberté de penser, dans lequel il crut pouvoir dire sa vérité.

Des religions, de la musulmane en particulier, révérée aujourd’hui comme aucune ne le fut jamais en terre républicaine et laïque, dont selon moi nous n’avons pas plus besoin que des autres, Matzneff nous dit bien des choses qui ici ne se pensent ni ne se disent chez les sourds et les aveugles, se pensent mais ne se disent pas chez les pharisiens de la « grande presse-purée » (lesquels, selon moi, guettent le chef de l’État au carrefour de leurs niches fiscales mal connues du français moyen), eh bien contentons-nous de cette vision dont tout un chacun peut témoigner de l’authenticité : « Mon excellent ami Bernard-Henry Lévy nous expliquant depuis des semaines que les révoltés libyens sont des laïcs épris de démocratie à l’occidentale, je suis surpris de ce que chaque fois qu’on les voit à la télévision ils soient ou à quatre pattes en train de prier leur dieu, ou brandissant des mitraillettes et vociférant de tonitruants “Allah Akbar !” ».

Tant d’autres choses encore : l’humour de son courrier au Secrétaire perpétuel de l’Académie, pour cette aumône dont je parlais plus haut, c’était en 2009. Il est d’apparents bienfaits qui blessent. Il est des méfaits qui blessent tout autant : « Le mixte d’arrivistes, de jaloux et de lâches que constitue le milieu littéraire parisien en profite pour me frapper d’ostracisme, me traiter comme si je n’existais pas ». C’est la méthode, on le sait. Chacun s’en tire comme il peut. Mais quoi, tous ces lâches ne sont-ils pas déjà vidés aux dépotoirs de la littérature quand bien même leurs os remuent encore dans la poussière ? Ils le savent, ils enragent. Frère Gabriel, vous leur faites trop d’honneur à seulement vous souvenir de leur existence, ne vous mettez plus dans de pareils états pour si peu. L’éloge de Casanova (que vous faites en contrepoint de l’imperturbable Don Juan) est renouvelé dans vos chroniques et c’est un plaisir renouvelé lui aussi que de vous entendre le célébrer. Casanova modèle de l’amoureux le plus libre, le plus contradictoire (« … la contradiction est le fondement de la vie de l’esprit »), le moins violent qui fût, et qui sans doute priait à la manière du jeune Augustin : « Donnez-moi, s’il vous plaît, Seigneur, la chasteté et la continence, mais ne me les donnez pas tout de suite ». On sent qu’il en faudrait peu pour que les critiques du séducteur fussent mis aux arrêts de rigueur : « Ces pharisiens qui s’avisent de gourmander Casanova, de lui faire la morale, de l’anathématiser, qui nous assomment avec leurs glapissements puritains et leurs vertueuses grimaces, me causent un dégoût profond ». D’ailleurs la sentence est prononcée au détriment des parties adverses par ce grand philosophe que fut le Christ : « Mais toi, qui es-tu pour juger ton prochain ? » Et pan sur le nez des zoïles.

Vous lire, Matzneff, est un plaisir de l’esprit, tant pour la richesse, la précise élégance de votre plume (« Ce qui importe, et seul importe, c’est le style. […] … ce ne sont pas mes idées qui font de moi un écrivain ») que pour votre sens aigu de la liberté personnelle (ce pourquoi vous tirez la leçon : « La censure peut, avec le temps, être vaincue. L’autocensure, elle, est sans remède ») qui vous conduit à vous aimer dans les autres, et donc à aimer les autres avec lucidité et tendresse. Les livres que de vous j’avais lus autrefois me l’avaient déjà indiqué. Vous êtes un frère.

Il faut aimer Gabriel Matzneff, et l’aimer c’est d’abord le lire. Il est, tel Casanova, « la passion de la liberté », de la vraie, de l’intime, qui ne se soumet pas aux dictats de la pensée reçue et admise. Il amplifie notre territoire. Il rassure : non, l’intelligence n’est pas morte.

 

Michel Host

 

1)   Je ne peux que me rappeler la frousse qu’éprouvèrent deux éditeurs successifs auxquels je présentai mes premiers « carnets » : j’y tamponnai sans ménagements, et nommément, ces cacographes qui avaient cru pouvoir écrire de mes livres. Leur refus freina mon enthousiasme. Une revue m’accueillit en extraits et morceaux choisis. Puis je suis retourné aux poèmes, aux nouvelles et aux romans. Mes carnets aujourd’hui se construisent dans le silence qu’on m’impose, sous le titre deFaits & Gestes.

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A propos de l'écrivain

Gabriel Matzneff

 

Gabriel Matzneff, né le 12 août 1936 à Neuilly-sur-Seine, est un écrivain français.

 

A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005