Sept lettres à un jeune philosophe, Agostinho da Silva (par Marc Wetzel)
Sept lettres à un jeune philosophe (suivies d’autres documents pour servir à l’étude de José Kertchy Navarro), Agostinho da Silva, Les Éditions Circé, février 2025, trad. portugais, Laurent Cantagrel, 152 pages, 13 €

C’est ici un maître imaginaire (José Kertchy Navarro, l’épistolier des sept missives, n’a jamais existé) qui donne à son jeune disciple des coups bien réels. Ce sont des leçons avisées et brillantes, mais pour l’essentiel (malgré ici ou là les miettes d’une autocritique elle-même cinglante : « Vous savez ce qu’est ma vie, et que je ne pourrais jamais faire plus que de préparer ce que j’aimerais le plus faire… », p.28), railleuses et cruelles. La stratégie pédagogique de maître Navarro est nette : ménager un jeune esprit (ici, un certain Luís Ervide, dont on n’apprendra rien d’utile) serait le plus sûr moyen de lui nuire. Un exemple (tiré de la lettre II) suffira, où sont formulés, plutôt sèchement, le diagnostic, le pronostic et la thérapie, ainsi successivement proposés par le « maître » :
« Et puis, cher ami, je crains que vous n’ayez pas en vous le noyau dur qui vous permettrait de frémir sans vous dissoudre. Je ne sais pas si toutes ces roues sont si solidement attachées à l’axe central que nulle vitesse ne serait capable de les faire voler en éclats. Vous ne le savez pas non plus, vous êtes trop jeune pour le savoir… » (p.37).
« S’il n’y a pas en vous de ferme résistance à ce frémissement devant la nature, si la vie s’est entièrement emparée de vous, mon cher ami, vous allez entrer dans la galerie, déjà fort peuplée, de ceux qui n’auront été qu’un espoir » (p.38).
« Avancez lentement, soyez attentif, comme quelqu’un qui va faire du patinage mais n’a pas encore confiance en l’hiver et qui éprouve la résistance de la glace à chaque pas. Et si vous constatez que vous n’avez pas ce noyau dont nous parlons, craignez la nature plus que vous ne l’aimez : elle respecte ceux qui ont une véritable force et les rend plus forts ; mais, vous le savez, elle dévore impitoyablement les faibles » (p.39).
Navarro s’en prend ici à un présumé vitalisme adolescent du jeune Luís, qui lui aurait récemment confié son bavard (« vous étiez en transe, cher ami, en pleine crise de fakirisme », p.29) et impétueux amour de la nature. Le maître commence par lui régler nettement son compte : « Comme il me semble que cela vous arrive parfois, vous parliez pour vous entendre parler : c’est le grand danger des gens qui parlent bien, ils sont leurs propres serpents sortant de leurs paniers pour écouter cette ravissante musique, et ce qui aurait pu être une admirable expression d’humanité se transforme en spectacle de rue. Notez que je ne vous blâme en rien : vous faites ce que vous pouvez… » (p.29-30), avant, comme de juste, de détailler un peu sa dégoûtée réticence. D’abord, le jeune Ervide, qui se rêve « comme un point où viennent converger les émanations de toutes choses », ne fait en réalité que prêter à la vie son frémissant et juvénile enthousiasme. Il se console ainsi du vide de sa propre exubérance en l’imaginant simple (et légitime !) partie de l’Ardeur totale du monde. Et il fait de même avec son amour pour les congénères : il traite illusoirement leurs quelconques énergies en « admirables révélations de la vie », en épiphanies distinguées du mystère du monde. Lui, Navarro, préfère, écrit-il, « les troncs des platanes à nos hommes de lettres », et « à son image l’eau qui la reflète » : même si peut-être Narcisse est objectif quand il s’aime (car il serait aussi réellement beau pour lui-même que le sont « les rossignols et les nuages » pour Luís !), les autres par principe s’en moquent : « ce type d’amoureux » (de lui-même) « est le seul au monde à être inutile » (p.34). L’argument qui suit est remarquable : en quelqu’un d’artiste, c’est l’homme seulement qui se plaît (bêtement) à lui-même et s’émeut ; l’artiste, lui, est « imperturbable », il parasite froidement ses propres affects, il se sert tyranniquement de l’homme qu’il est par ailleurs. L’artiste règne alors, « quand l’amour s’est refroidi », seul maître à bord d’un cœur nécessairement naufragé, et dont n’en subsiste (à l’exact inverse de Narcisse) que ce qui l’aura dépassé !
Ce n’est ici qu’un des nombreux thèmes abordés, et l’âpre – et à peu près courtoise ! – richesse des idées se découvrira mieux en lecture réelle, mais l’on se permet ici d’évoquer trois des leçons majeures de ce formidable petit morceau d’éducation lucide. D’abord, le conseil de placer la liberté de chacun de nous, exclusivement, dans le traitement vaillant de l’obstacle qu’il comprend être pour lui-même. En lui aussi, avoue Navarro, un vulgaire goujat s’oppose constamment au virtuose du sentir qu’il croit ou s’efforce d’être. Il est, explique-t-il, comme assis « pendant tout le spectacle » de sa propre pensée, derrière un homme épais (« un homme énorme et de manières grossières » p.70), qu’il lui faut écarter de lui-même en lui-même pour y (conce)voir quelque chose !
Ensuite, l’humilité quasi-professionnelle de l’amour est seule à vaincre tout cynisme. « Aimer la vie sans le pouvoir » est alors le plus ruineux des défis, car la vie s’en « venge » impitoyablement. Elle neutralise en retour cet amour sans moyens qu’on aurait pour elle, d’autant plus rudement qu’elle ne nous concède même pas « la mort » en compensation. La vie (p.40) ne nous évacue pas du théâtre où nous prétendrions profiter d’elle gratuitement et « sans supplice », elle nous y laisse, bien plus cruellement, nous y décomposer mentalement, nous y punir et pétrifier nous-même sur place, à demeure ! Seuls remèdes sûrs : l’humilité donc (soyez compagnon plutôt que chef, écrit-il, pour pouvoir accompagner les autres sans devoir vous en faire accompagner !), le pur élan d’amitié (ne se mêler que de ce qu’on éprouve pour un autre, jamais de ce qu’on y suscite !), la douloureuse sincérité (dans leurs agonies respectives, écrit Navarro, le Jésus fragile consigné par les apôtres lui paraît plus crédible que le Socrate sûr de soi imaginé par Platon), enfin la grandeur exclusive du naturel dévouement : comment (dit-il superbement) ceux qui ne regardent les autres que de haut sauraient-ils ce qu’est la grandeur ?! Et le poète da Silva perce enfin sous les barbelés en carton-pâte de son double navarresque :
« Quoi qu’il en soit, sentez-vous seul, mais n’allez pas vous imaginer que vous êtes grand. Si votre grandeur est réelle, elle intégrera la supposition que les autres sont petits. Pour le père, sa propre grandeur n’existe pas, ce qui existe, c’est la petitesse de ses enfants. Ainsi le père se penche-t-il vers eux, il les caresse, les soulève dans ses bras et voici déjà qu’ils sont grands, Luís, et découvrent, de cette hauteur, des horizons que le père n’imagine même pas. C’est la vérité, cher ami : rien n’est petit si nous l’élevons de toute notre hauteur et de toute notre force… » (p.101).
Enfin, l’idée que la vérité seule peut juger de l’opportunité de la tolérance. Tolérance qui, livrée à elle-même, relève du diable : « c’est un vêtement qui couvre le mépris, avec cette circonstance aggravante que ceux qui le portent se croient vêtus de rayons solaires ! » (p.82). En réalité, à sa paisible, apollinienne et hautaine condescendance, les « tolérés » répondent peut-être par un amour dont notre « compréhension » même n’a pas d’expérience. Seul l’amour de la vérité sait comment et pourquoi supporter la fausseté. Mais la philosophie doit justement y voir pour elle-même un problème, car aimer réellement la vérité suppose de se poser la douloureuse question : « la vérité a-t-elle besoin de moi pour quoi que ce soit ? » (p.89). D’autant qu’il incombe à notre conscience même de la vérité de ne pas aggraver « la douloureuse séparation entre ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas » (p.81) ! Et si tout cela nous désespère, la solution, écrit l’auteur, n’est certes pas le suicide : ce n’est pas nous qu’il s’agit de retirer du monde, mais, bien plus délicatement et prioritairement, notre inutilité en lui ! Et ce retrait a besoin de nous ! « Ne prenez pas de pli ! Vous n’êtes pas un bout de papier, vous êtes un homme ! » conclut impérieusement (p.92) da Silva.
Ajoutons que les sept lettres sont brièvement suivies de « trois poèmes en prose » tout aussi fantaisistement attribués à l’épistolier Navarro, et dont celui-ci se moque un peu complaisamment (s’il les fait lire, pourquoi prétendre les mal juger ? si l’élève se ridiculise de les admirer, comment l’en redresser ?) dans la lettre V. L’intérêt de ces trois « poèmes » est pourtant grand, et on lira avec émotion cette sorte de supplément d’âme qui fait mine de se gausser d’elle-même. Dans le premier : l’ange félicite, au matin, Jacob, d’avoir su lutter toute la nuit avec… « ce qui n’existait pas » ! Dans le deuxième (« Dans les airs, j’ai oscillé »), est chantée la double déception de l’aube (car le soleil n’y surgit pas de nous !) et du crépuscule (car la nuit n’y provient pas d’elle-même !). Dans le dernier (« La harpe éolienne »), admirable et difficile, une vie pensante passe son (bref) temps à se servir des représentations du monde, mais la vie conserve seule sa secrète mémoire d’un monde d’avant le temps ! Et le monde vient, se vengeant de notre astuce vitale de le penser, trouver un jour ou l’autre (et faire condamner) la faiblesse (p.119) qui présuma de cette force même !
La conclusion de la dernière lettre résume l’humoristique cruauté (!) de ce livre sans égal et sans pitié : « J’ajoute… un certain regret d’avoir donné des conseils de force et de grandeur à quelqu’un qui était petit et faible. Mais je ne crois pas avoir perdu mon temps : si mes conseils ne vous ont servi à rien, ils m’ont été utiles – car j’en ai bien besoin, et nul ne m’en donne » (p.104). Quoi qu’il en soit, la belle richesse de ce petit livre (dont on a dû taire ici d’autres passionnants aspects) résulte avant tout, pour nous, du remarquable travail de traducteur et de préfacier de Laurent Cantagrel – qui fait découvrir ici un chef-d’œuvre de la pensée portugaise du milieu de XXème siècle (Pessoa, comme revu par Borges, Rilke et Caillois ensemble, quoi de plus intrigant ?).
Marc Wetzel
Agostinho da Silva (1906-1994), poète et philosophe portugais, a passé une grande partie de sa vie au Brésil, suite à son opposition au régime Salazar (il y enseignait simultanément l’entomologie et la philosophie !). Un végétarien intrépide, un Zarathoustra se moquant gentiment de lui-même, un bourreau de travail caché derrière un anodin dilettante. Ces Lettres, sont, semble-t-il, la première traduction française de son œuvre.
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