Sentences, Ménandre (par Gilles Banderier)
Sentences, Ménandre, éditions Les Belles Lettres, 2022, trad. annotée, Janick Auberger, Michel Casewitz, XLIV + 254 pages, 35 €
Edition: Les Belles Lettres
Ménandre (342/1-292/1 avant Jésus-Christ) fut longtemps un grand écrivain que plus personne ne pouvait lire. Au long d’une trentaine d’années de carrière dramatique, il composa une centaine de pièces de théâtre, suffisamment appréciées du public athénien pour qu’on lui érigeât, seul auteur comique aux côtés des trois grands tragiques, une statue dans le temple de Dionysos. Ménandre n’était cependant plus qu’un nom, puisque le texte de ses pièces avait disparu et n’était plus accessible que grâce à des citations de seconde main ou des adaptations latines. Au début du XXe siècle, la découverte de papyri dans le désert égyptien permit de retrouver plusieurs comédies complètes, ainsi que de larges fragments.
Dans un monde antique où les livres étaient rares et chers (ils le resteront pendant la plus grande partie de l’histoire humaine et même l’invention de l’imprimerie n’entraîna point une baisse rapide des coûts), la mémoire jouait un rôle cardinal, que nous avons du mal à apprécier aujourd’hui, alors que toutes les connaissances du monde sont accessibles instantanément par l’intermédiaire d’un téléphone portable.
La mémoire était une faculté prodigieusement exercée et elle l’était de bonne heure, pas seulement parmi les professions où elle était indispensable (comme les acteurs de théâtre, les avocats ou les rhapsodes). Cet entraînement commençait dès l’enfance et se poursuivait durant une grande partie de l’existence, meublant l’esprit d’une foule de sentences brèves ou de textes plus longs. De là découlait l’existence d’une littérature gnomique, qui n’était pas propre au monde grec, faite de formules brèves, de distiques, puisés dans les œuvres des philosophes, des poètes, des dramaturges, ou inventés pour la circonstance.
Les comédies de Ménandre fournirent aux recueils de sentences une matière abondante, encore grossie au fil du temps, à tel point qu’il devint difficile de savoir ce qui venait vraiment de Ménandre et ce qui provenait d’autres auteurs, le plus souvent anonymes. On se représentera la complexité du travail éditorial en disant que l’édition de référence, publiée en 2008, s’appuyait sur soixante-cinq manuscrits et quarante papyri. Elle est désormais accessible au lecteur francophone.
Ces sentences n’ont pas l’éclat acéré et adamantin des maximes de La Rochefoucauld, mais illustrent la « sagesse des nations », une sagesse bien terre-à-terre (« La vie, c’est quand on se réjouit de la vie que l’on vit », n°120), mais après tout les modernes livres de développement personnel et de pensée positive ne proposent pas grand-chose d’autre ou de mieux. Une sagesse volontiers misogyne (« Tu vis une belle vie, si tu n’as pas de femme », « Rien n’est pire qu’une femme, fût-elle belle », « Une femme est par nature une ordure plaquée argent », maximes n°118, 609 et 702), découvrant deux millénaires avant Freud le rôle heuristique du lapsus (« La langue qui fourche dit la vérité », n°294), rejoignant à l’occasion les enseignements de la sagesse juive (« Traite en hôte les étrangers, car tu seras toi aussi un étranger », n°554a, cf. Lévitique/Vayikra 19, 34). La littérature gnomique se prolongera jusqu’au XVIIe siècle, avec par exemple les quatrains du président Pibrac ou ceux de Pierre Mathieu, dont Molière s’est moqué : « Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes, / Les Quatrains de Pibrac, et les doctes tablettes / Du conseiller Matthieu ; l’ouvrage est de valeur / Et plein de beaux dictons à réciter par cœur » (Sganarelle ou le cocu imaginaire).
Gilles Banderier
Agrégée de grammaire, docteur en philologie grecque, Janick Auberger a enseigné en France et au Québec.
Michel Casewitz est professeur émérite à l’université Paris-Nanterre.
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