Senso, Camillo Boito (par Léon-Marc Levy)
Senso, Camillo Boito, trad. italien, Monique Baccelli, 68 pages, 7,50 €
Edition: Editions SillageCe très court roman (novella) accomplit en quelques dizaines de pages le miracle parfait de la littérature. L’art de la narration y est porté à un sommet indépassable tant la condensation et la richesse s’épousent en un ouvrage puissant et sublime. L’histoire que raconte ce roman aurait pu, sans aucun ajout d’éléments narratifs, faire l’objet d’un ouvrage de plusieurs centaines de pages mais Boito en fait un extrait pur, chaque goutte étant chargée de sens, d’évocation, de puissance imaginative. En un volume minuscule, Boito fait vivre une grande histoire d’amour, de trahison, de vengeance implacable. En un volume minuscule, Boito dessine le portrait inoubliable d’une femme, belle, hautaine et forte. En un volume minuscule, il nous brosse la caricature d’un homme, bellâtre et veule, lâche, vulgaire, indigne.
L’histoire se présente comme un extrait du journal intime de la comtesse Livia Serpieri. La Comtesse Livia – la diariste/narratrice – est une fleur vénitienne. Elle règne sur la ville, ses canaux, ses soirées mondaines, ses salons, par sa beauté épanouie, la richesse de son mari et un esprit pétillant. Venise et ses fastes, ses artifices, font terreau à cette beauté que la vie enchante et qui enchante la vie autour d’elle dans les salons. Elle a le monde à ses pieds et un pouvoir rayonnant sur ses amis et relations, hommes et femmes.
« A Venise je renaissais. Ma beauté s’épanouissait. Un éclair de désir passait dans les yeux des hommes quand ils me regardaient. Même sans les voir, je sentais la flamme de leurs yeux sur toute ma personne. Jusqu’aux femmes qui me dévisageaient, puis me détaillaient de la tête aux pieds en m’admirant. Je souriais comme une reine, comme une déesse. Ma vanité satisfaite, je devenais bonne, indulgente, familière, insouciante, spirituelle : l’ampleur de mon triomphe me faisait presque paraître modeste ».
A cette déesse il faut un dieu. Peut-être est-ce ce bel homme, ce beau lieutenant de ligne au corps sculpté, à l’esprit retors, cet homme dont Livia dit d’emblée qu’il est lâche et qui trouve dans ce trait une attirance de plus.
« Personne ne le surpassait en natation et en gymnastique, la force de son bras était légendaire. Il n’avait jamais eu l’occasion de participer à une guerre. Il n’aimait pas les duels, et même, deux petits officiers me racontèrent un soir que, plutôt que de se battre, il avait avalé à maintes reprises les plus atroces insultes. Fort, beau, pervers, lâche, il me plut ».
C’est là le ressort du roman, la fascination de Livia pour le mal incarné en ce bellâtre. Un jeu de miroirs s’établit dans ce couple et, en parfaite narcissique, Livia ne voit en Remigio qu’un reflet d’elle-même. On est à mille lieues de l’histoire d’amour idéale : ici le mal s’associe au mal pour constituer un duo infernal pétri d’orgueil, d’égoïsme et de cruauté. Tous les éléments sont là pour que cette histoire d’amour aille à son terme : l’horreur.
Luchino Visconti, qui a réalisé en 1954 le très beau film tiré de cette novella, a développé ce court récit en lui donnant une ampleur formidable mais il fait de Livia une pauvre femme, victime d’un ignoble amant. La puissance inégalée de la nouvelle de Boito est de mettre face à face deux créatures du Diable, dont – dès le début et quoi qu’ils en disent – le projet n’est rien moins que la destruction : de l’autre, de soi. Chacun va mettre en marche la machine à broyer l’autre, avec un cynisme effarant qui va culminer dans le désir de mort. Le choix de Boito est bien plus fort que celui de Visconti. Dans les histoires d’amour, la femme victime est une antienne, deux faunes diaboliques face à face est une rareté qui donne une puissance narrative infinie à la nouvelle.
Et l’écrin de Venise – passion de Boito et de Visconti (on se rappelle Morte a Venezia) – écho des passions sombres de ce récit, des élans sensuels irrépressibles et des fureurs du cœur. Venise, dont Livia entend le chant profond, celui des sens (Senso) bien plus que celui de l’esprit, et dont les gondoles nocturnes semblent annoncer le funèbre dénouement d’une liaison terrible.
« Venise, que je n’avais jamais vue et que j’avais tant désiré voir, parlait à mes sens plus qu’à mon âme : ses monuments, dont je ne connaissais pas l’histoire et ne comprenais pas la beauté, m’importaient moins que l’eau verte, le ciel étoilé, la lune d’argent, le coucher de soleil doré, et surtout la gondole noire dans laquelle, allongée, je me laissais aller aux voluptueux caprices de mon imagination ».
Léon-Marc Levy
Camillo Boito, né en 1836 à Rome, mort en 1914 à Milan, est un architecte et écrivain italien.
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