Sens Averse, Valérie Rouzeau, par Philippe Leuckx
Sens Averse, Valérie Rouzeau, La Table Ronde, mars 2018, 144 pages, 16 €
Rivalisant d’inventivité, d’espièglerie, récrivant la langue à coups de verheggenades (style folies belgères), Valérie Rouzeau apporte un vent de fraîcheur dans un genre toujours près de sombrer soit dans l’hermétisme hautain soit dans les poncifs pas si souverains que ça ! Il y faut de la légèreté, et du bagout, et de l’audace, et bien de la grâce, pour éviter tous les écueils dans ce recueil, plus de 110 poèmes tout de même, jamais répétitifs, mais qui creusent leur sillon original : dire le monde d’aujourd’hui dans un répertoire de manies, de travers, de choses imposées, de trucs, de réseaux, de mondes qui tournent vraiment mal !
Oui, Madame, le monde va plutôt mal, alors, jouez muscade, passez poème, semblent dire ces textes enchanteurs d’une Valérie qui réagit et agi(te)poème au quart de tour. En la lisant, en la copiant, ceci me venait à l’esprit, calembour à peine piqué des vers : « Le viticulteur content a prêté sarment » ou « Il n’est pas à prendre avec des princesses ».
A première vue, on pourrait prendre aussi ce travail comme une matière futile, dérisoire ; il n’en est rien : Rouzeau astique ses vers, pas façon classique, pas du tout façon Philippe Beck, ou d’autres contemporains plus versés dans le grave – Emaz, Bourçon… Elle a trouvé son style de croisière, mêlant jeux de langue, saillies philosophiques, délires autour des bêtes – qu’elle affectionne, énumérant parfois dans des vers successifs quantité de sujets, objets…
La société en prend pour son grade et les préoccupations personnelles ne sont pas absentes du parcours poétique :
Je n’hallucine pas je reconnais même le psychiatre
La mouche qui m’a piquée les morveux du quartier
Ma tête bourdonne pire qu’une grosse cloche
Je devrais m’occuper d’aimer les huns les autres
Ou disparaître sans bruit comme une grive à pieds jaunes (p.120).
La poésie pure y a tous ses droits, et vous ne serez guère surpris que notre Rouzeau couse ceci :
Qui va ourler s’il n’y a plus d’anguille
La rivière au fil de l’eau douce… (p.96).
Les expressions prises au pied de la lettre, la récriture d’expressions idiomatiques ou proverbes, le détournement par voie de calembour, zeugme, allitérantes phrases (« Mais je me leurre peut-être en petit livre d’heures », p.84), l’inventive utilisation de verbes ou de noms sortant de l’habitude : tout cela favorise une alléchante lecture, pleine de surprises, de clins d’œil à notre monde fou, ou déglingué, ou à réinventer :
En queutant à la caisse du carrefour dit city
Je vois défiler l’horoscope amour santé
Travail j’ai moi lionne trois étoiles partout amour
…
Trois étoiles dois-je rougir ou rugir est-ce mon jour
De chance… (p.58).
Parfois Zazie montre son nez fin : « à midi sonné douze fois sonné exaltement / De la joie » (p.107) ou Sol (Jean-Marc Favreau) : « Bergère/honnête bergeronnette »…
Parfois, et pourquoi pas récrire un titre pavésien : « Tu songes sérieusement à démissionner/Du dur métier de vivre te remercier/Tu n’as personne à qui dire je reviens tout de suite » (p.103).
L’humour fait passer des merveilles de sens ou de non sense : il suffit d’une fable à la Rouzeau, où il est question d’hirondelle de crocodile, « à la télévision surtout le crocodile / On l’accoste et l’affaire est dans le sac » (p.59).
Parfois aussi, la gravité, de mise, pointe un rien de « désespoir » :
Je compte les réverbères que je connais si bien
Je me sens étranger toujours parmi les gens
La pluie remonte dans la lune
Je connais le désespoir dans ses grandes lignes
Tous les arbres toutes les branches toutes leurs feuilles
Et toutes les étoiles qui croupissent dans l’eau (p.17).
On n’en finirait pas d’épuiser, de puiser dans ce livre à pleines mains, à pleines eaux tant les mots coulent, font « averse »… Que d’eau, vraiment, comme si la poète voulait, avec ses enchantements, verser un peu de baume sur nos peines !
Un très beau livre, cocasse, frétillant de modernité, sans lourdeur, à l’aune des petits animaux ailés, aimés qu’il contient dans ses branches.
Philippe Leuckx
Valérie Rouzeau, poète. Prix Apollinaire. Une vingtaine de livres de poèmes depuis Je trouverai le titre après (1989). Citons : Pas revoir (1999, Prix des Découvreurs), Va où (2002), Quand je me deux (2009), Vrouz (2012)…
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