Scrabble, Une enfance tchadienne, Michaël Ferrier (par Philippe Chauché)
Scrabble, Une enfance tchadienne, septembre 2019, 200 pages, 21 €
Ecrivain(s): Michaël Ferrier Edition: Mercure de France
« J’eus une enfance de sable et de poussière. La vie nous avait posés là, sans crier gare, entre la savane et la steppe ».
« C’est ici que j’ai pris langue avec les bêtes et avec la terre, et ce négoce ne m’a jamais quitté ».
« La guerre s’approchait mais nous le savions pas. Elle chemine toujours ainsi, à petits pas. C’est une louve qui a perdu ses petits et qui est prête à tout pour dévorer ».
Scrabble est un lumineux livre de l’enfance, d’Une enfance tchadienne, tous sens en éveil. Une enfance placée sous le regard des hommes et des bêtes. Une enfance au ras de la terre pour mieux s’en inspirer, l’enfance d’un écrivain, béni des dieux africains. Michaël Ferrier offre ici des Traits et Portraits (1) de cette enfance unique et exceptionnelle entre la savane et la steppe. Ce livre est étourdissant de beauté, il grouille d’images, de sons, d’odeurs, de couleurs, de parfums d’Afrique, de mots et de gestes.
En écrivain à l’oreille affutée, à l’œil vif, aux gestes précis, aux mots justes, Michaël Ferrier livre ces instants de son enfance : ses découvertes, ses éblouissements, ses étourdissements, ses rires, ses sourires, ses émois, avant que le feu de la fureur des hommes ne se déploie sur N’Djamena. L’enfance est un jeu, ici le Scrabble, cette première aventure romanesque, où des lettres cachées dans un sac vont en un instant achever un mot, ou en faire naître un autre. Des mots naissent ainsi, portés par le hasard et la chance.
« Maintenant, la partie s’anime et la grille s’ouvre. Les lettres glissent sur les chevalets, les consonnes s’échangent et les voyelles permutent, les chiffres s’additionnent ».
« Le nez en l’air, je hume les odeurs qui m’entourent : l’odeur sèche et brûlée de la brousse, l’odeur froide et humide de la forêt. La senteur immense et limpide du matin, avec son petit goût de frais ».
Scrabble est aussi le livre de Saleh, le boy, l’homme à tout faire de la maisonnée, l’homme à tout dire – Pendant des années, il nous abreuvera de légendes, une différente chaque soir, à la lumière de la lampe à pétrole et dans toute la richesse des ombres sur le visage. Le livre des amis d’enfance, Abdel – doué d’une acuité visuelle phénoménale. On le surnomme l’Aigle, Youssouf aux-pieds-légers. C’est aussi le livre de ce paradis, cette maison que protège Saleh et ses chiens, le livre des corps et des voix féminines, Amaboua et Awa. Scrabble est le livre d’une vie qui se transmet, d’un savoir ancien, comme un conte ou une légende. Michaël Ferrier possède l’art de la composition, en quelques phrases il révèle, il fait littéralement voir ce qu’il vit, ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il ressent. Trois touches, quatre mesures, et le souvenir vif s’anime, comme la brousse s’anime quand le soleil décline et qu’un silence romanesque s’installe. Scrabble est le livre de l’enfance heureuse, celui de famille je vous aime, une famille ouverte et vagabonde. Une famille lumineuse, au verbe réjouissant, aux regards salvateurs, avant que le feu et la douleur ne s’abattent sur le Tchad.
« Les femmes : c’est une riche bijouterie de jaunes, de verts, de rouges, une grande baie vitrée de phénomènes et de sons. Même un enfant s’en rend compte. Quel bonheur de s’approcher de ces parfums et de ces corps, de ces radiations ».
Il y aura la joie et le bonheur, une certaine insouciance heureuse, puis, après l’alerte lancée par le feu du ciel, la guerre, des soldats partout, et partout des armes. Une guerre qui ne se raconte pas, alors l’enfant qui a grandi dans la lumière partagée de son voisinage est saisi, retourné par la violence et le sang. Scrabble devient alors le livre des rafales d’armes automatiques, du sang, des animaux blessés, des cris, et du corps de Youssouf qui entre dans la nuit sous les yeux de Michaël Ferrier. L’enfance déchirée par les éclats d’acier, c’est aussi cela Scrabble, toutes les lettres s’emboitent, s’alignent, et dessinent le plus beau des mots que l’homme a inventé : l’enfance.
Philippe Chauché
(1) La Collection Traits et Portraits est dirigée par l’écrivain Colette Fellous, qui a aussi durant des années produit et présenté sur France-Culture « Carnet nomade », qui pourrait être le beau nom d’une collection littéraire.
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