Scipion, Pablo Casacuberta (2ème article)
Scipion (Escipión), janvier 2015, traduit de l’espagnol (Uruguay) par François Gaudry, 264 pages, 18 €
Ecrivain(s): Pablo Casacuberta Edition: Métailié
Ne vous fiez pas à la couverture qui pourrait laisser supposer un roman noir. S’il y a bien de la noirceur dans ce Scipion, ce n’est pas celle propre au genre. Scipion, c’est l’histoire d’un fils qui s’est toujours senti rejeté, presque méprisé par un père encensé, lui, par les milieux intellectuels. Un père auquel il s’est opposé, auquel il a tenté d’échapper mais qui va irrésistiblement l’attirer à lui par-delà la mort. Un fils que son père historien, admiré pour son œuvre concernant la Rome antique, a prénommé Aníbal ! Aníbal, en référence directe à ce général qui mena ses éléphants à travers les Alpes. Un père prestigieux, honoré, reconnu, le Professeur Brener, qui veut faire son fils à son image. Qui attend de lui de grandes choses, mais seulement celles que lui-même attend. Avec un tel père, l’issue est prévisible : opposition, refus, rejet, rupture… Voilà plusieurs mois que le père est décédé. C’est par hasard que le fils l’a su, et il n’a accès à rien sur l’héritage, uniquement géré par sa sœur. Jusqu’au jour où… la maison paternelle où on lui concède un bref accès… trois boîtes comme seul héritage… un livre incontournable… et une note manuscrite, adressée du père au fils… et le monde d’Aníbal bascule.
Un nouveau voyage va commencer pour le fils réprouvé, pauvre comme Job, qui devient fils prodigue dont chacun semblait attendre l’improbable mais inévitable retour. Le fils que chacun veut inscrire dans les pas de son père, dans son souvenir, dans son devenir. Comme deux aimants fortement polarisés, la figure du père et celle du fils vont se repousser et s’attirer, brouillant l’une et l’autre.
« Ce n’est qu’à la fin, les derniers mois où nous nous fréquentions encore, qu’il commença à apparaître dans son discours, et je crois alors que, par cet irrépressible débordement de rivalité qui nous fait incarner, face à un opposant, exactement ce qu’il dit que nous sommes, j’adoptais plusieurs fois des attitudes qu’un homme de son âge et de sa formation aurait cataloguées sans réfléchir un seul instant comme folles et que, tandis qu’elles s’incorporaient jour après jour dans ce système complexe d’opposition au professeur, je pouvais moi-même reconnaître comme étrangères et introduites dans ma conduite en vertu du choc entre deux grandes pulsions de ma vie : le besoin d’être reconnu par mon père et le désir de m’opposer à lui. De sorte que ce personnage affolé, qui correspondait si bien à ce que le professeur attendait de moi, était un peu aussi sa fantaisie, sa création, ou du moins le résidu de notre guerre, dans cette succession de batailles de laquelle je fus de plus en plus belliqueusement ce qu’il désirait combattre et de moins en moins moi-même ».
Ce qui frappe d’emblée quand on découvre les premières pages de Scipion, c’est la qualité de l’écriture. Une écriture très soignée, précise, riche, alambiquée, élégante, avec une presque imperceptible touche d’ironie, un rythme et une respiration des phrases qui, en certaine pages, éveillent irrésistiblement dans nos mémoires de lecteurs les échos de la prosodie d’un certain Marcel Proust. Pablo Casacuberta nous offre une écriture qui ne paraît donc pas d’aujourd’hui, qui résonne plus avec la langue des grandes plumes de la fin du XIXe et du début du XXe qu’avec celle de ce XXIe commençant, plus rapide, directe, cassée et cassante. Cela pourrait vite peser ou lasser, mais il y a cette discrète teinte ironique qui éveille l’ombre persistante d’un sourire dans nos yeux de lecteurs. Mais il y a aussi ce suspense de thriller qui s’instille au fil des pages et titille notre envie de savoir comment diable cela va pouvoir finir. Il y a encore cette apothéose du récit qui vient tout balayer dans une catastrophe épique, à réveiller les Enfants du Capitaine Grant et qui peut dérouter le lecteur encore plus que les personnages qui la vivent et y sont littéralement et littérairement plongés.
On apprécie aussi la façon dont sont campés les personnages « secondaires » de ce récit sur l’identité que l’on croit se forger et que les autres construisent malgré nous, entre ombre et lumière. Nous sommes tous conditionnés, écrit le professeur à son fils. Un nous dans lequel nous aussi, lecteurs, sommes sans doute inclus car Scipion, avec son écriture faussement anachronique, nous plonge dans un monde où la lecture est elle-même reine, épreuve initiatique qui révèle le lecteur, et où l’écriture vaut parfois presque plus que la vie elle-même.
Marc Ossorguine
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