Sauver les livres et les hommes, Père Michaeel Najeeb
Sauver les livres et les hommes, octobre 2017, 178 pages, 17 €
Ecrivain(s): Père Michaeel Najeeb Edition: GrassetPour des raisons qu’on a peur de comprendre (y a-t-il un agenda caché ?), l’Occident en général, les États-Unis en particulier, se sont acharnés contre l’Irak, la Libye et la Syrie, dont les dirigeants avaient certes des défauts (la conversion du Proche et Moyen-Orient à la social-démocratie de type suédois n’est pas pour tout de suite), mais qui étaient des pays laïcs, où la pratique de l’Islam était fermement encadrée par l’État. Par conséquent, les tenants d’autres religions pouvaient y vivre librement. Le fondateur du parti Baas (au pouvoir en Irak et en Syrie), Michel Aflak, était un chrétien, de même que le ministre des Affaires étrangères de Saddam Hussein, Tarek Aziz. En 1982, Hafez el-Assad mit brutalement un terme à l’expansion des Frères musulmans en Syrie. Saddam Hussein commença plutôt bien son « règne », avec une campagne d’alphabétisation massive, qui n’était pas sans évoquer celle menée par Mustafa Kemal en Turquie, avant – hélas ! – de saigner à blanc son pays dans un conflit absurde avec le voisin iranien et de se couper de son propre peuple. L’exécution de Saddam Hussein libéra le mauvais génie de la lampe, et l’Islam le plus rétrograde, longtemps comprimé par un régime policier, donna libre cours à sa sauvagerie. L’Irak, État artificiel, permettait à différentes communautés non-musulmanes de vivre dans des conditions à peu près sereines. Au XIXe siècle, un tiers de la population de Mossoul professait le christianisme et on y comptait 50.000 Juifs (le Talmud de Babylone fut élaboré sur ce territoire). Qu’en est-il aujourd’hui ?
Par un invraisemblable renversement de situation, les Chrétiens et les Juifs d’Irak, installés là alors que l’Islam était encore à des siècles dans l’avenir, finirent par être perçus comme des étrangers. Descendants de Juifs convertis par la prédication apostolique, les Chrétiens d’Irak se réclament, au point de vue spirituel, de saint Thomas, le disciple incrédule, qui alla porter le message chrétien en Mésopotamie (une légende locale affirme qu’à Mossoul, saint Thomas fut accueilli par un des rois mages) et en Inde. Les Chrétiens d’Irak parlent le soureth, forme moderne de l’araméen, idiome véhiculaire de l’Orient ancien (on trouve une stèle portant un texte araméen en Chine). Jésus s’exprima dans cette langue, qui est également celle du Talmud de Babylone.
Comme à leur habitude, les Dominicains français exercèrent en Irak un apostolat vigoureux et savant. On doit à l’un d’entre eux, Jean-Vincent Scheil (1858-1940), la découverte et la lecture du Code d’Hammourabi. Un autre Dominicain, Jacques Rhétoré, fut le témoin impuissant et horrifié du génocide des Arméniens et des Chrétiens d’Irak, commis par les Turcs (Les Chrétiens aux bêtes, Éditions du Cerf, 2005). Né à Mossoul en 1955, d’abord expert en forages pétroliers, Michaeel Najeeb rejoignit à son tour l’ordre dominicain et fut ordonné prêtre par Mgr Claverie, dominicain, évêque d’Alger (assassiné par les islamistes en 1996). Il assista à l’ascension impie de l’État islamique en Irak, une fois Saddam Hussein écarté du pouvoir. Abou Bakr al-Baghdadi, Irakien, comme son nom l’indique, le « nouveau Pharaon » (p.71), responsable d’un autre exode, émergea après la mort du rais. Le père Najeeb en livre un récit tout à la fois poignant et retenu. En 2008, l’évêque de Mossoul, Mgr Faraj Rahho, fut enlevé. Il avait demandé aux Chrétiens de ne plus payer la jaziya, l’impôt islamique leur permettant d’être « protégés ». Deux semaines plus tard, on retrouva dans une décharge son « corps meurtri » : telle est l’expression qu’emploie le père Najeeb (p.44). Existe-t-il un mot plus fort qu’« euphémisme », sachant que les tortionnaires de Mgr Rahho lui avaient fait avaler de l’acide, lui avaient arraché les yeux et l’avaient émasculé ? Face à ces fous assassins, le bon sens et l’instinct de survie eussent exigé un départ en exil le plus loin possible. Ce fut le choix de nombreux Chrétiens d’Irak et il est difficile de leur en vouloir. Le père Najeeb opta pour une autre solution, car il s’était lancé depuis des années dans un travail de collecte, de sauvegarde et de photographie de manuscrits anciens et il ne voulait pas perdre le résultat de son labeur. Il avait compris que les armées de l’État islamique (pourquoi s’obstiner à parler de « Daech » ?) voulaient anéantir la mémoire de son pays, faire table rase du passé et créer un territoire où seul l’Islam obscur aurait droit d’exister, sur le modèle de l’Afghanistan (en compagnie de qui la France vote les résolutions anti-israéliennes à l’ONU), où on ne peut étudier que la théologie musulmane et où les jeunes hommes désireux d’apprendre quelque chose d’utile à leurs semblables, la médecine par exemple, doivent s’expatrier en Inde, sans possibilité de retour. Le père Najeeb eut beaucoup de chance ou un ange gardien particulièrement efficace. Au cours de son odyssée, il se montra attentif au destin des autres minorités religieuses, comme les Yézidis, qui professent un monothéisme très ancien, plus ancien que le judaïsme. Le mal est universel et les remèdes le sont aussi. La réaction de leur chef spirituel face aux viols subis par les jeunes Yézidies fait penser à un épisode plus lointain, durant l’une des guerres les plus effroyables de l’histoire antique, lorsque les autorités religieuses juives, confrontées aux innombrables viols commis par les Romains et aux enfants qui en naquirent, décidèrent que la transmission du judaïsme se ferait dorénavant de manière matrilinéaire (André Schwarz-Bart, L’Étoile du matin, Points-Seuil, 2009, p.101).
Quoi qu’en pensent ceux qui ne lisent pas, il existe entre les hommes et les livres une mystérieuse solidarité, voulant que lorsqu’on détruit ceux-ci, on finit par massacrer ceux-là. S’attaquer à la multiplicité contradictoire des livres pour les remplacer par un Livre unique (Coran ou Petit livre rouge) est un trait commun à tous les totalitarismes. Le calife Omar prononça-t-il vraiment les paroles que la tradition lui attribue, avant de brûler, pour la dernière fois, la bibliothèque d’Alexandrie ? Sans se servir d’une arme, sans tuer ni blesser quiconque (même ceux qui l’auraient mérité), le père Najeeb fut un résistant de l’esprit, qu’il convient d’honorer.
Gilles Banderier
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