Sauver la peau, David Léon
Sauver la peau, 2014, 52 pages, 12 €
Ecrivain(s): David Léon Edition: Espaces 34
Le frère de Matthieu
Sauver la peau est la troisième pièce de David Léon, elle est plus précisément un nouvel élan de l’œuvre qui re/commence. Elle est un retour à l’œuvre matrice, Un batman dans ta tête, mais surtout une amplification de la parole, au-delà de la seule voix Matthieu, l’adolescent suicidé de l’opus 1.
Diptyque : notre regard, notre lecture vont de l’une à l’autre pièce. Ainsi Sauver la peau « élargit »-elle Un Batman dans ta tête en multipliant les voix : il s’agit d’une polyphonie comme l’indique D. Léon et plus d’un soliloque faisant entendre la parole éclatée de Matthieu. Les voix, tour à tour, disent ou parfois répondent, demandent, parlent : le « je » du grand frère de Matthieu, éducateur démissionnaire (p.14), ou celles notamment du directeur d’un centre pour adolescents en difficulté, de l’amie, de la psychiatre, d’autres encore et celle de l’auteur, plus exactement du personnage-auteur qui n’est autre que le frère éducateur, toutes se succèdent.
Il y a sans doute chez D. Léon à la fois le projet de continuer avec l’histoire de Matthieu, mais aussi de rompre, comme le laisse supposer le tout début de la pièce qui n’est autre qu’un extrait de lettre de démission rédigée par le frère, qui ne peut plus supporter « le carcan institutionnel d’éducation » qui n’a pas su sauver Matthieu le schizophrène paranoïde, et bien d’autres adolescents. Par delà les voix fictionnelles, surgissent de place en place d’autres voix, celle de la « littérature-amie » qui commente, se fait citation métaphysique de la fable initiale : Duras en épigraphe et présente à l’intérieur du texte ; Céline ; Angot ; V. Woolf ; Deleuze, et pour le théâtre, Sarah Kane et Koltès. Ce qui est en vérité, inscrit dans la chair de la pièce, c’est le sursaut, la vie « saine et sauve » que l’écriture peut donner. Celle-ci est dans la matière du texte : elle est à l’œuvre matériellement : Je raye (p.16) ou plus loin (p.50) : Jusqu’à cet autre moment où je rentre m’asseoir à la table chez moi pour l’écrire. Cette séquence du train.
L’écriture constitue en effet un nouvel engagement, un manifeste.
Maintenant laissez-moi écrire. Laissez-moi. La prendre. La porte de sortie (p.23).
Il s’agit bien d’une question de vie ou de mort. La peau, c’est la vie sauvée par l’écriture « épidermique » de la phrase, creusée dans les mots séparés, les mots seuls, les seuls mots :
Aussi. Leur. Propre. Peau. (p.19)
Il faut fractionner le tissu des structures grammaticales pour dire l’unité perdue lorsque « l’effort pour rendre les gens fous », comme le martèle la citation de Harold Searles, casse les individus. L’architecture de la pièce témoigne aussi d’une construction de la brisure. En effet, le texte se répartit en quelques pages qui s’interrompent, suivies par des blancs et qui, derrière une majuscule initiale en noir, reprennent ailleurs, niant toute trajectoire rectiligne. Le temps lui-même ne s’installe pas dans la continuité mais selon trois axes : d’abord celui de la démission, puis celui des souvenirs familiaux et personnels antérieurs et enfin l’après-démission. L’usage du passé composé à la fin de la pièce (« j’ai démissionné ») joue sur l’instabilité du présent et du passé. Plus encore, la parole démultipliée revient à celle de la première pièce puisque Matthieu dit, de sa mort revenu, à son frère aîné, dans des circonstances de recommencement (la scène de la gare) : Toi aussi tu te jetteras sur le train (p.50).
Ainsi dans cette nouvelle pièce en forme de diptyque, David Léon dévoile-t-il les lignes de force de son écriture : les frontières ténues entre folie et raison, entre invention poétique des personnages et chant de la littérature, entre passé et futur, entre deux vies. David Léon peut devenir David. Léon. Emmanuel. Christian, auteur de l’histoire de l’autre soi-même, figure inaugurale et ultime du texte.
La première pièce éditée dans la même maison a fait l’objet d’une chronique le 23 octobre 2013 dans la Cause littéraire.
Une mise en scène en diptyque par Hélène Soulié est actuellement en projet.
Marie du Crest
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