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Sara ou l’émancipation, Carl Jonas Love Almqvist (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 02.04.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Pays nordiques, Roman, Cambourakis

Sara ou l’émancipation, Carl Jonas Love Almqvist, février 2020, trad. (collective) suédois, Elena Balzamo, 127 pages, 16 €

Edition: Cambourakis

Sara ou l’émancipation, Carl Jonas Love Almqvist (par Patryck Froissart)

Savoir qu’ils n’auront jamais lu tous les livres, même quand la chair sera devenue triste, chagrine incessamment celles et ceux que possède la passion de la lecture. Ce qui adoucit l’amertume de cette angoisse permanente est la découverte aléatoire de merveilles littéraires et la certitude de tomber ici et là, au hasard des promenades solitaires dans la jungle des textes parus et à paraître, sur un trésor dont ils ignoraient l’existence.

Je n’avais, je l’avoue sans honte, jamais entendu parler de Carl Jonas Love Almqvist… C’est donc sans a priori, bien qu’ayant été séduit par la beauté de la jeune femme dont le portrait figure en couverture, que j’ai entrepris la lecture de Sara ou l’émancipation.

Albert, sergent suédois, dès le départ du bateau sur lequel il a embarqué au départ de Stockholm, est attiré par le comportement singulier d’une jeune femme dont il apprendra rapidement qu’elle se nomme Sara Videbeck et qu’elle voyage seule, installée sur le pont avant avec ses bagages, ce qui, au début du XIXe siècle dans le pays au protestantisme puritain qu’est alors la Suède, est inhabituel et peu conforme à la norme sociétale.

Au fil de l’eau, au milieu des mille et une banalités qui animent, agitent, régulent la coexistence temporaire de ce microcosme que constitue l’ensemble des passagers et des membres d’équipage, se déroule la première phase d’une relation faite d’approches (de la part du sergent), d’échanges de politesses, de sourires courtois suivis de dérobades (de la part de Sara). Les réactions contradictoires et les variations d’humeur de Sara à son endroit déconcertent le jeune militaire.

C’est alors que surgit une bottine des plus élégantes, qui, pschitt ! écrasa le mégot […]. Levant les yeux de la bottine, le sergent reconnut la passagère en rose. Leurs regards se croisèrent. Il quitta prestement son perchoir et s’avança vers elle avec une courtoise révérence :

« Merci, belle jeune fille ! Mon cigare n’était certes pas digne d’être touché par ce joli pied, mais… »

Pour toute réponse, elle prit un air froid et distant, lui tourna le dos et s’éloigna.

« Eh bien, au diable ! »

Un déclic amoureux se produit lors d’une escale à l’occasion de quoi Sara accepte inopinément l’invitation du jeune sergent à lui faire visiter la petite ville bucolique de Strängnäs. Là commence la deuxième phase du roman.

Merci de m’y avoir emmenée, ça m’a bien plu, glissa-t-elle de sa plus jolie voix en lui touchant la main d’un geste qui ressemblait presque à une caresse.

Tout au long du reste de la navigation, puis du périple qu’ils effectuent ensuite ensemble en chariot, se noue alors une relation toute en douceur, avec néanmoins encore des reculades, des désaccords, voire des rebuffades de la part d’une jeune personne qui tient à montrer et à démontrer par ses actes et ses paroles qu’elle est un spécimen rare mais irrévocable de femme libre quant à sa vision morale des rapports qui doivent régler l’existence d’un couple et quant à ses principes bien établis, gravés dans le marbre de la feuille de route sur laquelle elle a défini ce que sera son mode de vie, de femme indépendante ayant décidé de reprendre seule le commerce de verrerie de son défunt père.

Au sergent qui s’éprend de plus en plus d’elle et qui lui demande, puis la supplie, de l’épouser, la belle et fière Sara, étape après étape, à mesure que défilent les paysages finement dépeints au passage et que se succèdent les aléas liés à l’état des routes, à l’inconfort des carioles successives, à la façon de conduire du cocher, développe, au fil des dialogues, un argumentaire implacable sur les avantages d’une union libre en un plaidoyer terriblement audacieux pour l’époque et le contexte moral, qu’elle oppose brillamment aux propres arguments de son amant en faveur du mariage conventionnel.

Arrivera-t-elle à convaincre un sergent à la vision a priori rigide de contrevenir aux règles morales et sociales ?

Le plus extraordinaire était que cette liberté totale qu’elle lui offrait, loin de le pousser à partir, rendait la jeune femme mille fois plus aimable et attrayante à ses yeux…

Le rythme narratif est lent, la lenteur des différents transports utilisés étant en synergie avec le lent développement des transports amoureux qui unissent de plus en plus étroitement le sergent et sa compagne. Parallèlement, les petits accidents et les ordinaires incidents qui jalonnent l’itinéraire lacustre puis terrestre du couple accompagnent, parfois en une remarquable synchronie, les brefs désaccords et les fâcheries légères qui ponctuent la trajectoire sentimentale des voyageurs, tandis qu’à l’inverse la sérénité de tel ou tel épisode à la faveur de la traversée de cadres naturels paisibles et de haltes en des endroits emplis de quiétude coïncide avec de douces heures de tendre communion.

Le récit est du plus pur et du plus beau romantisme, ce qui n’exclut nullement l’expression, en filigrane, de l’observation critique d’une société guindée dans des principes moraux que Sara défie et entend bien outrepasser.

Aucune réserve : on est dans la grande littérature, celle qui éveille des réminiscences, qui renvoie des échos, vagues ou précis, de ces grandes œuvres qui s’incrustent dans notre mémoire. Ainsi, en vrac et de façon non exhaustive : les dialogues entre Félix et Henriette dans Le Lys dans la vallée, des résonances de situations vécues dans Le Rouge et le Noir, des traces d’Atala, un passage des Souffrances du jeune Werther, des retours diffus de La nouvelle Héloïse, une impression d’atmosphère à La Princesse de Clèves

Le tout est magnifiquement servi par la traduction effectuée dans le cadre d’un séminaire de traduction littéraire dirigé par Elena Balzamo assistée par dix-sept autres traducteurs…

Que dire d’autre ?

Rien.

 

Patryck Froissart

 

Carl Jonas Love Almqvist (1793-1866) a fait ses études à l’université d’Uppsala avant de rejoindre un groupe d’amis rousseauistes, qui décident de mener une vie de paysans dans une ferme. Après l’échec de l’entreprise, il revient à Stockholm, y dirige une école, travaille comme journaliste à partir des années 1830, et surtout écrit. Accusé de tentative de meurtre, il s’enfuit aux États-Unis et ne revient en Europe qu’en 1865. Auteur d’une œuvre abondante et variée (dont Le Joyau de la reineLe Palais, et surtout Sara ou l’émancipation), C. J. L. Almqvist est considéré comme le plus grand écrivain romantique de son pays.

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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)