Identification

Sanguinaires, Denis Parent

Ecrit par Mélanie Talcott 13.02.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Robert Laffont

Sanguinaires, janvier 2016, 372 pages, 21 €

Ecrivain(s): Denis Parent Edition: Robert Laffont

Sanguinaires, Denis Parent

 

Sanguinaires de Denis Parent est un bon livre, bien écrit de surcroît. Ce n’est pas anodin de le souligner à une époque où la soupe littéraire nous réserve de piteux bouillons. Mais dire qu’un écrivain écrit bien, c’est une lapalissade, d’autant plus comme dans le cas présent, on parle de la plume d’un journaliste spécialisé dans le cinéma, scénariste et auteur de plusieurs ouvrages. Mais si c’est un bon livre, ce n’est pas néanmoins un grand livre. On est tous capables de conduire une voiture, mais il y a peu d’Ayrton Senna.

C’est un bon livre à plusieurs titres.

Denis Parent a du talent et un style tranché et bien trempé. Cela change des bouquins en mode clonage littéraire. Pas du surfait qui copierait du déjà fait. Non. Le sien porte à la fois l’effort du besogneux et le ciselage du talentueux. On sent qu’il gagne ses mots à la sueur de ses solitudes d’écrivain, noircies de mélancolie, de colères qui couvent sous les cendres de sa lucidité désenchantée qui ne demanderait cependant pas mieux que de s’émerveiller encore. De la bouteille et de l’étoffe. Une affirmation de soi qui s’impose par l’écriture. Chose rare à notre époque d’uniformisation de la pensée (entre autres).

On ressent le même maillage à la lecture de ses chroniques facebookiennes ou dans le journal Atlantico (Les bras m’en tombent), où ici comme là, le bonhomme imprime en filigrane son ego, parfois déjanté, parfois débordant de spleen, parfois embrumé de bons crus, parfois agaçant car trop présent. Mais finalement, on lui pardonne. Car il prend le risque de la confidence, se dénudant l’âme quelquefois sans pudeur, mais toujours avec tendresse, l’imprudence et le courage de ses convictions. Il y a un penchant chevaleresque chez cet homme qui égratigne son monde, sans trop se préoccuper des réactions.

Sanguinaires n’échappe pas à ce cocktail détonnant. D’abord par le rythme syncopé du texte – n’oublions pas que l’auteur est un fou de musique – émaillé de métaphores, même si son uniformité stylistique procure parfois au lecteur le sentiment que l’intériorité des trois protagonistes principaux (Hugo, Sébastien, Vittoriu) est interchangeable. Ensuite par le lieu où se déroule cette histoire qui tient plus du récit intimiste que du polar ou du thriller haletant si en vogue actuellement.

Nous voilà en Corse. Pas n’importe laquelle, celle d’un « pinzutu » nommé Denis Parent, éternel continental aux yeux des natifs. Elle est l’artefact scénique de Sanguinaires, le prétexte à planter le décor d’un règlement de comptes meurtrier dont les motifs restent opaques, puisqu’il se passe justement sur cette île. D’une part, cela permet à l’auteur de ne pas trop rentrer dans le délire si fréquent d’une intrigue tarabiscotée et suintante d’hémoglobine voyeuse. D’autre part, cela lui permet également de dire l’attachement qu’il porte à cette terre, à ses lumières et à ses paysages somptueux, à ses petites gens qui s’y échinent anonymement pour en faire autre chose que ce qu’elle est devenue, préférant à la modernité de la métropole, leurs traditions et leur culture insulaire. La Corse, « zone franche, pas française hein, en drôle d’état… […] – écrit-il – est l’âpre inconscient de tous ceux qui la vivent, comme une de ces îles d’Homère où résidaient la beauté, l’effroi et la tentation… […] Être corse c’est ça au fond, penser là-bas et exister ici (sur le continent). La maladie de l’insularité. Se sentir chez soi mais rêver l’horizon. Toujours, où qu’on aille ».

Mais cela ne l’empêche pas d’en dénoncer subtilement les codes dont celui du silence, qui fait loi plus que la Loi elle-même. Ne rien dire, ne rien voir. Micca nomi (1). L’omerta, dont on ne prononce jamais le nom. On tue, on est tué, comme le fils rebelle, Sébastien, qui se prend en plein soleil un chargeur dans la tête. On est tué « pour des plages, pour des projets immobiliers, pour des maisons avec vue sur la mer… pour un pardon, pour avoir oublié de dire un merci » ou par représailles. « Racket, menaces, coups et blessures, recel, détournement de fonds, trafic d’armes, etc., etc., etc. Pas des casiers, des armoires judiciaires ». Tout le monde touche : « Avoir des gros tas de pognon répartis dans quelques républiques bananières et déclarer aux impôts de misérables salaires de gérant de société en services publics, voilà qui caractérisait les voyous sans honneur ». Et tout le monde participe, voyous, flics, mafias qui nettoient et blanchissent consciencieusement le territoire à coups de flingue, dealers, anciennes « gâchettes du FNLC », politiques et tueurs à gages, Corse ou importé, comme le Croate chargé, par un « sombre baron » du cru, Ange-Marie, de descendre non seulement le fils Sébastien, mais le grand-père Hugo et pourquoi pas le petit-fils Vittoriu. De toute façon « La justice de l’État français ne fera rien ». Personne ne veut intervenir : « les flics savent, ne font rien. Personne ne veut savoir, ça arrange tout le monde. Flics, voyous, villages, nos secrets. On compte les morts, les journaux déplorent ». L’argent circule de main en main, la mort aussi. Chacun y trouve son compte, inclus les touristes qui « tsunamisent » l’île en été, en se disant : « ils sont sympas les Corses pourtant, on va y venir en vacances ». Et les uns comme les autres sont victimes de ce paradigme qui emprisonne la Corse dans l’imagerie d’un ghetto d’opérette.

Somme toute, ce récit de vie et de mort entre un père, son fils et son petit-fils, cette histoire d’amour qui voudrait s’écrire avec une majuscule et qui se vit en minuscule, aurait pu se passer n’importe où ailleurs. Dans un village perdu, dans un quartier chaud de Marseille ou à Tolbiac, au quatorzième étage d’une tour parisienne. Un type qui se fait descendre et ceux qui restent. Certains êtres entrent dans l’existence en quittant la leur. Morts, ils sont plus vivants qu’ils ne l’ont jamais été. Leur absence nourrit notre attention, malmène notre compréhension. Et la douleur qui nous déchire l’âme, se doit plus à la mise en abîme de nos ratages amoureux, entre ce que l’on a fait et ce que l’on aurait dû faire, qu’à la perte de celui ou de celle que l’on n’a pas su ou pas pu aimer ou qui ne nous en a pas laissé l’opportunité.

L’assassinat de Sébastien provoque ainsi une catharsis libératrice. Afin de protéger son petit-fils Vittoriu de la mafia et de son sida meurtrier, un contrat ayant été mis sur sa tête, Hugo, le Missia (2) n’a d’autre option que de fuir. La cavale est géographique, mais le véritable voyage, lui, est intérieur.

Mais plus que l’émotion qu’il peut susciter chez le lecteur, l’emportant quasi sur le nuage rose de la rédemption du sentiment intergénérationnel et de l’art d’être grand-père, Denis Parent nous oblige, sciemment ou non, à nous interroger.

Sébastien mort, son père Hugo se réveille à lui-même et culpabilise méchamment : « avant de perdre quelqu’un on ne sait pas, après l’avoir perdu on oublie. Alors comment peut-on faire son deuil. Une partie de soi se refuse à comprendre… […] L’existence te décille, elle te révèle que tu es fortuitement celui que tu n’aurais pas dû être. Tu croyais être un homme, la vie te fait argile, elle te sculpte ».

Hugo n’a pas plus été un bon père que ne l’a été son propre fils avec le sien. Sébastien n’est que le reflet inversé d’Hugo. « Seb avait été un mauvais fils parce que j’avais été un père arrogant », s’avoue-t-il, tout en se rassurant : « Mais peut-être que tout cela n’est que de l’apitoiement pour expier l’inadmissible ». Musicien professionnel, Hugo a préféré ses tournées aux quatre coins du monde plutôt que de s’impliquer avec son gamin, né de « la magie noire d’une étreinte ». Être artiste, les potes, lazik, les soirées chaudes… c’est quand même mieux que les couches et les devoirs d’école. Et tant pis si les femmes se barrent, comme Véra, sa compagne, dont il a épuisé la patience, ou Marie-Anne qui abandonne son fils Vittoriu, pour ne pas rester avec celui qui « sans son père, aurait été un clodo, rien qu’un SDF ». Elles ne sont que des mirages impossibles, coincées entre l’intendance domestique et le repos du guerrier.

Mais à quoi bon regretter ce que l’on n’a pas su ou voulu construire ? Être parents, être enfants de ses parents, ça se mérite. Parfois on y arrive, mais pas toujours et ce n’est jamais ni gagné ni acquis. « Mon Seb, je le voyais trop misérable. Je n’avais pas assez foi en lui. Je me mettais trop en colère, tapais violemment sur la table, lançais des diatribes blessantes… […] Est-ce qu’on mortifie ses propres enfants parce qu’on ne sait que proposer de l’amour et pas assez d’estime ? J’avais renoncé. Pour ma carrière puis pour le petit », déplore Hugo. Assez hypocritement d’ailleurs, car aimer sans respecter sa progéniture, voire la rabaisser comme il l’a fait, en dénigrant violemment ce que son fils exprimait jusque dans ses talents de musicien et de chanteur, est une entourloupe linguistique et ne peut aboutir qu’à des ruptures. Sébastien n’est pas né « en errance. Inapte aux études, à la diplomatie sociale, profiteur par ennui, dénué de vocation ». Il l’est devenu. Et pour ça, il fallait un terreau douloureux dont l’absence de sa mère, Stella, « morte beurrée en voiture ». Dans une lettre écrite par Seb et que son père trouve dans ses affaires après son décès, il écrit : « Vous avez tiré votre coup, vous m’avez fait, ça je peux capter, après elle a voulu scaper, c’est les femmes, on contrôle pas… […] Mais ça te dispense pas de m’en parler… Tu dis rien, rien de rien d’elle. Elle est partie, pas beaucoup de fleurs sur sa tombe, hein. La fois, à Paris, que tu m’as emmené au Père-Lachaise, c’était pour aller visiter Morrison. Y’avait ma mère dans un carré là-bas… […] Mais tu penses qu’à toi. J’ai la gerbe de toi, je peux plus blairer tes gestes, tes manies, tes manières ».

Après…, qu’il ait préféré se droguer jusqu’à la moelle, boire jusqu’au coma éthylique, être un « queutard frénétique quand il était à jeun et un menteur pathologique », commettre des braquages et être complice d’un assassinat, c’est son choix. Tous les enfants malmenés ne deviennent pas des meurtriers. Comme le remarque très justement Hugo : « La route est tragique parce que certains naissent pour régner quand d’autres naissent pour mourir ». Aurait-il agi en père attentionné, le résultat aurait été peut-être identique.

Ayant raté le fils, Missia le grand-père veut réussir – autant par amour que pour se dédouaner de la culpabilité qui le crame – le petit-fils Vittoriu. Engranger tous les rôles, mère, père, grand-père, ami et confident. Cela semble d’autant plus facile qu’après un fils paumé, nous dit Hugo : « l’ironie universelle m’a donné un petit-fils brillant, brûlant comme une étoile… […] La Providence n’a pas été bégueule avec celui-là, non. Elle lui a donné la grâce dedans et le charme dehors… […] Vittoriu emmerdait la génétique… […] Parce qu’il avait eu un père foutricant, une mère languide, incapables de rien assumer, mais que lui descendait de la bonne étoile ».

Son petit-fils, enfant autiste et solaire, est l’être de la réconciliation, le trait d’union entre Hugo et Seb, tous deux parents ratés. D’une intelligence peu commune, il vit en marge du monde dans un imaginaire qu’il recrée à chaque instant selon la « rêvalité » qu’il expérimente et habille de « mot-valise pour faire voyager la langue ». Intuitif et clairvoyant, il déchiffre le passé et le présent, converse avec les morts et voit le fantôme de son père, Seb-Pops, transmuté en un ange bienveillant qui lui aussi tente de reconstruire, non sans mal, son propre puzzle. Vittoriu a l’amour inconditionnel, celui justement avec une majuscule, la légèreté de l’enfance quand la vie ne l’a pas encore esquintée, la confiance de l’innocence. Il s’en fout de ce qu’il entend ou voit, il n’écoute que ce qu’il sent et obéit à son instinct, laissant les adultes se dépatouiller avec leurs mensonges et leur hypocrisie. « Il a eu l’obligation de famille très tôt, il a dû être le père de son père » constate le Missia, sans que l’idée le traverse un instant que cet enfant est aussi son maître, comme le dénouement le montre.

S’il y a des risques à être parents, pourtant on fait ce que l’on peut, il n’y en a aucun à être grands-parents. Une question demeure cependant : peut-on vraiment être un chouette grand-père quand on a été un piètre père ? N’est-ce pas vouloir devenir un faussaire de haut vol, faute d’être le peintre que l’on copie ?

C’est en ce sens que Sanguinaires est un bon livre. Peut-être qu’il ne fera jamais partie des bouquins qu’on relit ou que l’on garde dans sa bibliothèque, mais sa lecture laissera son empreinte pour qui le lit autrement qu’en y voyant un simple divertissement d’auteur ou pour être l’ami(e) virtuel de Denis Parent.

 

Mélanie Talcott

 

1) Micca Nomi : pas de nom

2) Missia : grand-père

 

  • Vu : 2726

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Denis Parent

 

Denis Parent est né le 28 novembre 1954 à Cambrai. Journaliste spécialisé dans le cinéma, réalisateur, écrivain et scénariste, il est l’auteur en particulier de Perdu avenue Montaigne Vierge Marie (2008), d’Un chien qui hurle, (2012) et de Grand Chasseur blanc (2014).

 

A propos du rédacteur

Mélanie Talcott

Lire tous les articles de Mélanie Talcott

 

Maquettiste free-lance (livre papier et numérique, livre clé en main)

Écrivain et auteur de : Les Microbes de Dieu (2011), Alzheimer... Même toi, on t'oubliera (2012)

Chronique à l'Ombre du Regard (2013), Ami de l'autre rive (2014), Goodbye Gandhi (2015 -

prix du jury 2016 du polar auto-édité), La Démocratie est un sucre qui se dissout dans le pétrole (2016)