Sándor Ferenczi, L’enfant terrible de la psychanalyse, Benoît Peeters (par Pierrette Epsztein)
Sándor Ferenczi, L’enfant terrible de la psychanalyse, Benoît Peeters, Flammarion, août 2020, 384 pages, 23,90 €
Sándor Ferenczi, L’enfant terrible de la psychanalyse, de Benoît Peeters, paru en août 2020 aux éditions Flammarion, est un ouvrage qu’il est difficile de classer. Il se veut à la fois biographique, historique, traité de psychanalyse, mais il peut se lire comme un roman tant il est empreint d’intrigues d’amour et d’amitié mêlés. En effet, les relations de ces deux géants, Freud et Ferenczi, chercheurs impénitents et acharnés, furent tourmentées. Ces deux-là passèrent leur temps à s’apprécier intensément puis à se rejeter tout aussi radicalement. On pourrait les comparer aux relations d’un père spirituel avec un fils adoptif.
Partant de l’ouvrage de Ferenczi, Thalassa, puis de la correspondance entre les deux amis de Freud et, neurologue puis psychanalyste, qui ont échangé entre 1908 et 1933 des lettres presque chaque jour pendant vingt-cinq ans, puis des nombreux autres ouvrages de cet auteur, Benoit Peeters nous présente, dans son livre, un portrait insolite et complexe d’un des premiers disciples hongrois de Sigmund Freud, membre de la première génération psychanalytique et soutien inconditionnel de celui qu’il considère comme son mentor et que Freud appellera « son vizir ».
Ils entreprendront de nombreux voyages ensemble pour échanger sur leur vision de cette science qui se cherche mais aussi pour donner de nombreuses conférences. Pendant de longues années, ils seront inséparables et Freud s’autorisera, en « pater familial », de conseiller son jeune émule jusqu’à interférer de façon intempestive dans sa vie intime. Jamais il n’osera contrevenir aux ordres de ce père spirituel qui a sur lui un ascendant absolu. Ce sont les profondes divergences théoriques qui vont les éloigner définitivement. Mais la mort très jeune de Ferenczi mettra fin à ce conflit et Freud finira par reconnaitre que son émule a fait avancer la recherche. Regrets ou remords d’un Freud malade et vieillissant ?
Ce récit est celui d’un culte passionné et passionnel qui aboutira à une rivalité déchaînée et qui se terminera par une condamnation sans appel de Freud vis-à-vis de ce disciple. Ferenczi, déférant au départ, s’éloignera peu à peu de son modèle pour se trouver et retrouver dans une pensée singulière et originale. Des divergences théoriques mais aussi des raisons d’ordre privé feront qu’à la fin, ils se détacheront l’un de l’autre avec une véhémence qui aboutira à une brouille définitive qui les rendra malheureux l’un et l’autre. Freud, rejoint par ses disciples inconditionnels, abandonnera Ferenczi sans indulgence. De toute façon, Ferenczi avait décidé de renoncer à briguer la fonction de président de l’Association psychanalytique internationale malgré les sollicitations de Freud. Finalement, ce sera Eitingon qui sera élu en 1927. Ferenczi finira sa vie très jeune, en Hongrie.
Dans Thalassa, écrit en 1924, Ferenczi, ce médecin devenu professeur à l’université, ne cessera de chercher et de douter durant toute sa trop courte existence. Ferenczi sera nommé président de l’Association psychanalytique internationale, fonction qu’il occupera de septembre 1918 à octobre 1919 avant d’y renoncer définitivement. Après la première guerre mondiale où il sera médecin auxiliaire et qu’il vivra douloureusement, il se consacrera à la recherche en psychanalyse. Sándor Ferenczi recevra deux propositions professionnelles, l’une des États-Unis, dans le cadre d’un projet de fondation d’une polyclinique psychanalytique, l’autre de Vienne, et concerne également la direction de la polyclinique psychanalytique et d’un institut de formation des analystes, sur le modèle de l’Institut psychanalytique de Berlin. Il renonce à s’installer aux États-Unis du fait de la crise. Rank s’y étant installé dès 1924. Il reviendra brièvement à Vienne pour une éphémère réconciliation. Ferenczi qui a pris la défense de Rank doit ensuite défendre Groddeck, à son tour victime des critiques de Karl Abraham. Après sa rupture fracassante avec Freud, il s’installera définitivement en Hongrie où il se vouera longtemps aux pauvres. Il y créera l’association hongroise de psychanalyse qui projette la création d’une polyclinique et d’un institut de formation. Lui-même reprendra des conférences publiques dans une salle de l’Académie de musique. Il sera très lié avec Otto Rank, jusqu’à une rupture définitive. Les échanges épistolaires avec Freud se raréfieront, tandis que les liens entre Ferenczi et les psychanalystes hongrois se fortifieront. Lorsqu’il abandonne la sacro-sainte thèse de la « primauté du père », au profit d’une recherche sur les origines archaïques du lien entre la mère et l’enfant, cette prise de proposition irritera fortement Freud qui supportait difficilement la contradiction de ses théories et les écarts par rapport à la norme que lui-même ne se gênait pas de transgresser. Cette décision poussera à la rupture entre les deux amis de longue date.
Ferenczi oscillera durant une grande partie de sa vie entre deux relations amoureuses entre lesquelles il n’arrive pas à choisir : Gizella Pálos et sa fille Elma. Il est engagé dans une relation avec Gizella Pálos, qui appartenait au cercle relationnel de la famille Ferenczi à Miskolc alors qu’il était un enfant et qu’elle était jeune mariée. Leur rencontre à l’âge adulte de Ferenczi date de 1909. Ferenczi a 36 ans et est célibataire. Gizella quant à elle, alors âgée de 44 ans, est mariée et mère de deux filles, Elma, âgée de 22 ans, et Magda, 20 ans, qui épouse Lajos, un frère cadet de Ferenczi cette année-là. Ferenczi et Gizella Pálos entament une relation amoureuse, et en 1910, le couple, rend visite à Freud à Vienne, accompagné d’Elma que Ferenczi psychanalyse, puis qu’il envoie se faire psychanalyser par Freud en janvier 1912. Elma revient à Budapest six mois plus tard et Ferenczi la reprend en analyse. Sigmund Freud pour sa part est très actif dans les élaborations de cette relation, il accepte d’analyser Elma, et conseille à Ferenczi d’épouser Gizella, ce que celui-ci ne cessera de lui reprocher. Ferenczi prend la décision d’épouser Gizella en 1917, celle-ci acceptant de se marier avec lui en 1919, après son divorce, non sans avoir sollicité auparavant l’accord d’Elma. Ferenczi analyse son transfert négatif à l’égard de Freud, qui l’a poussé à renoncer à l’union avec la femme jeune, Elma, qui aurait pu lui permettre d’avoir des enfants pour une union raisonnable avec Gizella, au bénéfice de l’« accueil compréhensif » que lui procure celle-ci.
Dans son écriture, Benoît Peeters cherche à rester dans une simplicité et une modestie qui méritent le respect. Il se met en retrait au profit de l’hommage qu’il rend à cet homme qu’il cherche à réhabiliter dans toute sa complexité et sa modernité. Il établit un va et vient permanent entre passé et présent, entre Freud et Ferenczi, entre les fondateurs et les détracteurs de cette nouvelle science, sans s’obliger à suivre un ordre chronologique.
Ce livre est un témoignage essentiel pour comprendre les débuts complexes, ambigus, chaotiques et les rapports douloureux qui ont présidé à la naissance de cette science balbutiante qu’a été la psychanalyse. On y découvre toutes les rivalités qui se révèlent entre les pionniers, les fusions-confusions de places et de rôles, les interrogations constantes sur les limites, les franchissements de celles–ci qui provoquent des débats houleux, des recherches parfois bridées par Freud qui se prétendait le garant absolu de l’orthodoxie et le maître incontesté de la Loi. Et qui parfois, s’est aveuglé sur le cours de l’histoire.
Tout lecteur, intéressé par la recherche dans le domaine scientifique, ou simplement ouvert à une pensée en mouvement, ne pourra qu’être captivé par ce récit parsemé de photographies qui renforcent encore ce parcours en nous permettant d’en cerner le circuit. Freud et Ferenczi suivront des itinéraires divergents emplis d’obstacles et de formidables découvertes dans le domaine de l’inconscient. Freud, lui, ne démordra jamais de parler de fantasmes et de refoulement de la représentation après-coup, alors que Ferenczi ne reniera jamais ses dernières propositions théoriques et cliniques concernant la réalité du trauma de l’enfant, abusé sexuellement le plus souvent par un proche ou parfois aussi par un tiers et son retentissement durable chez l’adulte qu’il deviendra. Dans Confusion de langue entre l’adulte et l’enfant, écrit en 1933, il introduit le concept d’identification à l’agresseur. Toute sa vie, Ferenczi fera confiance à la parole de ses analysants. Ainsi il nous avertit : « Nous devons non seulement apprendre à deviner, à partir des associations des malades, les choses déplaisantes du passé, mais aussi nous astreindre à deviner les critiques refoulées ou réprimées qui nous sont adressées ». Il interrogera aussi le contre-transfert.
C’est un des grands désaccords qui l’opposera à Freud, et qui conduira à leur rupture définitive. Pour Freud, les choses sont claires. Il dira que « Ferenczi s’est engagé sur une pente glissante, s’éloignant des techniques classiques de la psychanalyse. Cette façon maternante de céder aux aspirations et aux désirs de patients ne peut mener à rien de bon », lorsqu’il énonce que « Les passions des adultes ont une influence déterminante sur le développement du caractère et de la sexualité de l’enfant ». Après avoir été longtemps oublié, il faudra attendre les années 1980 pour que Ferenczi trouve enfin une célébrité largement méritée et que ses hypothèses soient reconnues comme essentielles.
Ce renouveau du regard porté sur les apports de Ferenczi à certains concepts de la psychanalyse est d’abord dû, en premier, aux recherches de Michael Balint, psychanalyste britannique d’origine hongroise, exilé en Angleterre en 1939. En effet, à la mort de Ferenczi, Balint s’est vu confier la responsabilité des droits littéraires de l’œuvre de ce dernier par Gizella Ferenczi et les filles de celle-ci, Elma et Magda. Il sera introduit en France par Wladimir Granoff, une des figures majeures du mouvement psychanalytique français. Selon lui, L’enfant terrible de la psychanalyse « est devenu un mythe, en même temps qu’un révélateur… ». Il sera suivi dans cette voie par Judith Dupont. On admet enfin avec l’historienne Élisabeth Roudinesco que « Ferenczi a été réellement persécuté par Jones et critiqué injustement par les freudiens orthodoxes ».
Ces dernières années, les mouvements des femmes, osant enfin reconnaître ces faits, changeront totalement la vision de la société civile, de nombre de psychanalystes et de la justice sur les retentissements de l’inceste que Freud n’a jamais cessé d’attribuer au fantasme. Dans ce livre captivant, Benoit Peeters conclut : « Le temps de Ferenczi serait-il enfin venu ? ».
Pierrette Epsztein
Sándor Ferenczi, né Sándor Fränkel, en 1873 à Miskolc, mort en 1933 à Budapest, est un neurologue et un psychanalyste hongrois. Il est membre de la première génération psychanalytique, et fondateur en 1913 de l’Association psychanalytique hongroise. D’abord considéré par Freud comme son « paladin et vizir secret », il est mis au ban de la communauté psychanalytique dès 1932 avant d’être réhabilité à partir des années 1980, notamment grâce à Michael Balint qui le traduit en anglais et publie son œuvre. Bibliographie (éditions Payot) : Thalassa (1966), Psychanalyse-I (1972), Psychanalyse-II (1978), Psychanalyse-III (1980), Psychanalyse-IV (1982).
Benoît Peeters, né en 1956 à Paris, passe son enfance à Bruxelles, où son père est l’un des premiers fonctionnaires européens. Il ne revient en France qu’en 1973. Après une hypokhâgne et une khâgne au lycée Louis-le-Grand et une licence de philosophie à la Sorbonne (Université Paris I), il prépare le diplôme de l’École pratique des hautes études sous la direction de Roland Barthes. Depuis le début de sa carrière, Benoît Peeters diversifie ses activités : romancier, biographe, scénariste, critique et théoricien de la bande dessinée, scénographe et éditeur. Il est l’auteur de : Omnibus (Les Impressions Nouvelles, 2001), La Bibliothèque de Villers (Robert Laffont, Réédition, Labor, 2012), Le Monde d’Hergé (Casterman, 1983, Editions revues, 1991, 2004), Hitchcock, le travail du film (Les Impressions Nouvelles, 1993), La bande dessinée (Flammarion, Coll. Dominos, 1993), Derrida (Flammarion, 2010).
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