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Sacrée bavure, Par Catherine Dutigny/Elsa

Ecrit par Catherine Dutigny/Elsa 06.06.18 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Sacrée bavure, Par Catherine Dutigny/Elsa

 

La rue de Pigalle est déserte. La pluie glacée laque les pavés disjoints. Un panneau publicitaire, veuf de plusieurs lettres affiche son slogan aussi clairement qu’un rébus directement sorti des pages de l’Almanach Vermot. Le « J » et le « F » y pendent lamentablement, comme les testicules d’Enoch Poznali, dit La Volga, après son exécution. Les flonflons du Front populaire ne feront pas, ce soir, chavirer le cœur du quartier interlope. Inutile de chercher sous une porte cochère, dans l’embrasure d’un hôtel de passe, les appâts d’une putain aux jambes gainées de soie.

Un œil attentif, scrutant les encoignures noires pourrait surprendre quelques silhouettes furtives, un pan d’imperméable, deux ombres discutant dans une tire, la flamme d’un briquet à essence.

Une oreille, tout aussi attentive, percevrait derrière les volets clos du cabaret, au numéro 66, les éclats de voix et résonances de la grand-messe des marlous de la Butte.

Ce soir de 1936, les malfrats ont troqué casquettes canailles et vestes à carreaux pour leur tenue de deuil : alpagues noires, Oxfords blanches, vernis et crocos. Leurs poules, nippées en bourgeoises, ont sagement enfermé quelques mèches rebelles dans des turbans de velours noir, pincés par des diams de chez Mauboussin. Un unique requiem pour tout ce beau monde : le Bricktop’s va fermer définitivement ses portes ! Les plus fines gâchettes et les meilleures gagneuses se coudoient au zinc déjà poissé par des débords de Veuve Cliquot.

Les « Corses » ont investi l’endroit dès minuit, et faisant taire les rivalités ordinaires, se croisent, s’embrassent, se tapent sur l’épaule comme de francs compaings. Rocca-Serra chuchote dans l’oreille d’un Battestini qui tente de tenir à distance une blonde platine, emmaillotée dans un fourreau Lanvin. On sort les havanes et dans la plus totale confiance, on batifole sur les mérites comparés du trafic d’héroïne et de la traite des blanches. Il n’y a guère que deux ou trois lieutenants qui gardent l’œil, refusent d’un geste sec les coupes pétillantes. Deux accords plaqués sur un Gaveau modern style donnent le signal de la fête. Le pianiste est un black qui a cédé aux charmes de la capitale et refusé de suivre le Duke en tournée. Humour ou provocation ? Il entame It’s murder et le swing couvre petit à petit les rires et les conversations. Qui aurait pensé que le Bricktop’s prendrait en cette ultime soirée d’agapes des allures de Savoy avec cette faune trempée dans la bonne gâche ? Les guiboles s’agitent, les décolletés se trémoussent, les bouchons sautent à la fréquence d’une salve de mitraillettes. Le pianiste enchaîne les bœufs et fait crépiter sous ses doigts les touches d’ébène et d’ivoire.

Du grand jus… une soirée de ribouldingue à ingurgiter jusqu’à la nausée tout ce que la boîte contient d’alcool et de tord-boyaux.

À quatre heures du mat’ on éteint les lumières. Ada, la taulière, a prévenu : ce sera du jamais vu… Antonelli en profite pour faire admirer à Battestini la montre qu’il porte au poignet gauche. Les aiguilles fluorescentes d’une Panerai Radiomir affichent dans l’obscurité quatre heures et deux minutes. À peine un murmure d’étonnement de la part du malfrat ; il est tellement cuit que la montre aurait bien pu se transformer en horloge parlante ! On réclame le silence… Les lourds rideaux rouges du fond de la salle s’écartent et quatre balèzes hissent à bout de bras une énorme pièce montée d’un mètre soixante de haut, couronnée d’une dizaine de fontaines d’artifice enflammées. Les Oh ! les Ha ! fusent au milieu des claquements de mains. Nouvelle tournée de champagne dès le rallumage des loupiottes. Battestini vomit sur le fourreau de sa blonde. Deux gars fendent la foule, le soutiennent et l’entraînent vers les toilettes. La fille, choquée, s’effondre en larmes sur les genoux du pianiste. Rocca grimace. Il ne tient pas à ce que la fête dégénère et que l’alcool aidant, les luttes de clans refassent surface. La trêve est fragile et trop de cadavres sur les ardoises. Les flics n’attendent qu’un dérapage, le crachat indiscret d’un revolver pour jeter leurs filets ; il le sent, il le craint, mais le champagne a ramolli ses sens. Place au plaisir et tournée générale ! Chocs des verres et cul sec ! Il cherche du regard Marco, son fidèle bras droit, qui tangue maintenant dans les bras d’une grosse rouquine à deux automnes de la retraite. Que son Rudolph Valentino de service arbore un sourire béat devant cette vieille masse de gélatine, « désembulle » quelques-uns de ses neurones. Il est temps de quitter les lieux. Pas besoin de consignes, de gestes particuliers, il suffit qu’il se lève pour que le message à ses lieutenants soit clair. Enfin, se lever… c’est là le problème. Il s’y prend à trois fois, sous le rire hystérique de la femme de Battestini, une starlette, dont le seul haut fait de plateau se résume à trois répliques insipides dans le dernier film de Duvivier, Pépé le Moko. La main en forme de clapet, il lui fait signe de la boucler et retombe avachi une nouvelle fois sur son siège. La fille doit non seulement être idiote, mais aveugle, car elle rigole de plus belle. La claque part : empreinte de chevalière sur la joue et boucle d’oreille qui valse à trois mètres. Ada s’approche de Rocca, le regard assassin. Il faut avouer qu’elle préfère de loin ses lovely parties avec Cole Porter, la compagnie de Scottie, d’Eliot ou d’Ernest H, à celle de ces truands qui transforment son cabaret select en vomitoire et en officine de tabassage. Peu impressionnée par le caïd qui peine à garder l’équilibre, son tempérament afro-américain mâtiné d’une pointe d’écossais s’apprête à frapper fort. Le sourire crispé aux lèvres, un soupçon d’accent virginien dans une voix graillonneuse, elle lui demande en insistant sur chaque syllabe de calter au plus vite. Le nœud papillon en soie blanche de Rocca tressaute. Sa pomme d’Adam en dit long sur l’estime qu’il porte à cette ex-guincheuse métisse devenue en quelques années la coqueluche du Tout Paris huppé. Si la chaloupeuse tient à lui faire perdre la face, c’est perdu d’avance car il sait que le flouze la ramènera à de meilleurs sentiments. D’un claquement de doigts, il avise son avocat-homme d’affaires-comptable, un juif polonais répondant au sobriquet de « l’artiche ». Pas besoin de lui faire un dessin : une épaisse liasse de billets s’abat sur la table. Ada soupire, hausse les épaules et empoche. Antonelli qui a observé la scène se rapproche de Rocca et lui suggère de finir la nuit au New Monico où Alix Combelle officie à la clarinette. Une dernière coupe de champagne scelle le compromis. Peut-être la coupe de trop…

Dehors, la pluie a cessé de tomber. Derrière le volant de sa Traction 7 C, le commissaire Guillaume perd patience. Pourtant l’indic du brigadier Lemoine avait été formel : un tel rassemblement de nerveux de la gâchette ne pouvait se terminer qu’en bain de sang. Attendre la bavure… Guillaume a trop d’expérience pour y croire. La pègre sait se faire discrète et ranger les flingues au vestiaire les soirs de nouba. Bien sûr, coincer Rocca ou Battestini, il bosse dessus depuis des mois. Il en rêve. Mais cette nuit, sans l’insistance pressante du préfet de police, il serait au pieu, lui et la moitié de sa brigade. Le super flic a la vue qui se brouille à force de scruter le numéro 66. Pas de mandat et quand bien même… Le Bricktop’s a une réputation hors de tout soupçon : aucun trafic, pas de prostitution. Pire ! Un lieu où des têtes couronnées viennent régulièrement s’encanailler et s’exercer aux charmes des onomatopées « skatées ». Il ne manquerait plus qu’un lord ou une duchesse se soit fourvoyé dans ce mini Harlem parisien, et justement ce soir. Le siège de la bagnole lui brise les fesses. Si rien ne bouge dans l’heure qui suit, il abandonnera la planque. Dans le rétroviseur, il aperçoit Monnier sous le porche du 52 allumer une cigarette. La lueur du briquet découpe le profil du flic avec une étonnante netteté. Ses yeux se ferment… Trop de sommeil en retard… Un coup de coude dans les côtes le ramène à la réalité. Berger, assis à ses côtés, lui désigne la porte du 66 qui s’entrouvre et régurgite ses noctambules.

Un groupe de six mecs se fraye un passage, puis une femme engoncée dans de la zibeline soutenant un homme aux jambes en flanelle. Berger siffle entre ses dents : il a reconnu au centre de la grappe humaine Rocca, et dans la silhouette de l’ivrogne, Battestini. Les caïds sont entourés de leurs fidèles lieutenants, tous aussi frais et luisants que des peaux de harengs. Ils semblent hésiter sur la direction à prendre. Des bribes de corse mélangées à de l’argot parviennent jusqu’aux oreilles des flics. Les truands se détachent peu à peu de l’entrée du cabaret et avancent en titubant dans la direction de Guillaume. Rocca zigzague sur le trottoir. Il s’arrête à la hauteur d’une juvaquatre, garée à une dizaine de mètres de la voiture du commissaire. Manifestement, il est pris d’une incoercible envie de pisser. Ses nervis s’esclaffent comme des potaches en bamboche et le mettent au défi d’atteindre d’un jet puissant les essuie-glaces du véhicule. Le commissaire n’en croit pas ses yeux ! Là, devant lui, à portée de menottes, Rocca déboutonne sa braguette et vise le pare-brise. Les sbires l’encouragent, et chacun son tour ils se lancent de nouveaux défis : la calandre, un rétroviseur… tout y passe. Battestini que la fraîcheur du soir dégrise, les rejoint et tente d’en faire autant. Erreur fatale : il inonde d’un jet fumant les Weston du caïd. Le visage de Rocca se fige puis l’injure suprême jaillit de sa bouche : « Luchesu ! ».

Battestini, la biroute à l’air, a les yeux qui lui sortent de la tête. Que lui, l’aîné d’une fameuse famille corse se fasse traiter devant sa régulière de journalier émigré ! Le sang reflue à sa tête. Il se redresse et pointe l’index gauche vers la poitrine du trafiquant. Tout le monde a compris la signification du geste, même la starlette qui s’époumone : « Non, Dominique, pas ça ! ». Les hommes de mains se séparent et resserrent les rangs. Seul, en retrait des deux groupes, Marco, le fidèle de Rocca, plonge le bras à l’intérieur de sa veste. Cliquetis de holsters…

Une bande-annonce en noir et blanc s’imprime dans le cerveau du commissaire : les malfrats dans un remake corse de L’ennemi public, avec Joseph Rocca dans le rôle de James Cagney. Il se tasse dans son siège, croise les doigts, le palpitant en alerte. Des perles de sueur glissent sur son front pendant qu’il espère le bruit sec d’une détonation. Berger s’énerve et lui réclame un ordre. Il imagine l’inspecteur Monnier prêt à intervenir et le reste de la brigade aux abois. Au lieu de cela, le patron hésite… Le crachat d’un browning le décide enfin à agir. Les portières de la Traction claquent. Les flics, arme au poing, se ruent sur les truands. Guillaume entend dans son dos Monnier aboyer un ordre. Des flics surgissent de tous côtés et les pavés résonnent sous la ruée des godillots. Puis tout s’arrête. Dans le noir, le commissaire cherche une forme humaine gisant dans la rue. Rien. Il s’approche à moins de deux mètres de Rocca qui, sourire narquois aux lèvres, lève les bras mollement au ciel.

– Ah, c’est vous commissaire !… on traîne ce soir dans Pigalle ? On allait s’en jeter un dernier au Monico. Je vous y inviterais bien, le taulier est un ami, mais paraît qu’il n’aime pas la poulaille… Et là, vous débarquez avec toute la basse-cour. Une autre fois peut-être ?

Guillaume a une furieuse envie de lui casser la gueule. La fouille commence… les holsters sont garnis mais les revolvers sont froids. Adossée à la carlingue de la juvaquatre, la fille à la zibeline sanglote. Des traces de khôl se mêlent à un filet de sang sur sa joue enflée. Elle tremble des mains et à ses pieds gît un objet qui luit. Guillaume le ramasse : un Puppy à canon jais et crosse de nacre. La souris chiale de plus belle. Ça casse l’ambiance… Flics et truands, les uns, arme au poing, les autres, bite rabattue, ont l’air gênés. Battestini tente de refermer maladroitement sa braguette. Il a beau avoir les neurones embrumés, l’haleine chargée et une trace humide de vomis sur son Oxford blanche, il prend l’initiative.

– Ben ma poulette, tu laisses tomber ton flingue, un beau pétard de collection ! Qu’est-ce qu’il foutait dans ton sac ? Je t’ai déjà dit… c’est pas un jouet, le coup part tout seul… Tu t’rends compte que t’aurais pu te faire mal… P’tête même tuer quelqu’un !

La fille hoquette de plus belle, jette ses bras autour du cou de son mac et lui demande pardon. Le commissaire Guillaume enrage. Il se jette sur le mac, lui saisit un bras qu’il replie à angle droit dans le dos. Battestini laisse échapper un grognement de douleur pendant que le policier en profite pour le ceinturer et lui passer les menottes. Sonnés, hagards, les autres comparses se laissent tour à tour neutraliser par les flics sans coup férir. Monnier qui ne digère pas une nuit humide passée en embuscade s’en prend au lieutenant de Rocca et lui décoche un coup de genou dans les parties. Marco s’effondre en poussant un râle. Le commissaire tente de calmer le jeu et demande à un jeune gradé d’aller chercher le panier à salade garé dans une rue adjacente.

Rocca ricane et apostrophe Guillaume.

– Arrêtez votre cirque ! Vous ne pouvez pas nous foutre en cabane. D’ailleurs, on peut savoir de quoi on est coupables ?

– Juste cinq bites à l’air en plein Paris : exhibition, ivresse sur la voie publique, outrage aux bonnes mœurs, permis de port d’arme à vérifier et accessoirement, confusion entre une voiture appartenant à un policier et un urinoir… article 222-32 du code pénal… laisse-moi réfléchir Rocca… disons un an ferme assorti d’une amende… pas vrai Berger ?

L’inspecteur éclate de rire et confirme à l’intéressé que la juvaquatre est bien la sienne. Le caïd ne sait plus quoi penser. Lui, un voyou respecté, tomber pour outrage aux bonnes mœurs ? Foutaises…

On entend couiner la porte du Bricktop’s d’où s’échappe un grand échalas esquissant deux pas de swing. C’est Antonelli.

– Alors, on se le prend ce verre au New Monico ?

Le gars n’a rien vu, rien entendu et son invitation, il la lance à la volée. Les flics le prennent pour un débile et le laissent approcher.

– Une autre fois, peut-être ? Mais si tu veux rejoindre tes potes, il reste de la place dans la limousine.

Le commissaire lui désigne le fourgon Citroën qui s’arrête dans un grincement d’essieux au niveau des flics. On gueule, on se débat, la zibeline s’accroche à la portière et Monnier pousse la starlette d’un grand coup d’épaule à l’intérieur. Antonelli voit rouge et se précipite sur l’inspecteur, l’arme au poing. Entrelacs de biscotos, mêlée de sueurs aigres, coups durs, coups bas. La fille tente de s’interposer. Puis ça claque avec une sale odeur de poudre qui vient se mixer à celle de riz qui cartonne le visage de la frangine. De la poudre, du Khôl et du sang. Blanc, noir, rouge ; il manque une touche de jaune pour faire un Mondrian. Guillaume se penche sur le visage éclaté. Plus mélomane qu’amateur d’art moderne le flic palpe un pouls qui pulse le tiers d’un largo. Côté toile de maître, même encadrée, la fille ne ressemblera plus à grand-chose. Une erreur de la nature après une erreur de trajectoire d’un calibre 38.

Sacrée bavure.

Il flotte. Guillaume remonte le col de son imperméable, ferme les yeux et soupire. Un signe de la main et le fourgon engloutit fissa sa cargaison de viande frelatée et redémarre cahin-caha en direction de la place Blanche. Fuyant le corps allongé sur le bitume, un mince filet de sang rejoint le caniveau et se dilue, couleur rose bonbon, avant d’aller se perdre dans les égouts.

 

Catherine Dutigny

 


  • Vu : 2003

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Rédactrice

Membre du comité de lecture. Chargée des relations avec les maisons d'édition.


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