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Rue Ordener, rue Labat, suivi de Autobiogravures, Sarah Kofman (par Charles Duttine)

Ecrit par Charles Duttine 13.01.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Verdier

Rue Ordener, rue Labat, suivi de Autobiogravures, Sarah Kofman, Editions Verdier, septembre 2024, 192 pages, 12 €

Edition: Verdier

Rue Ordener, rue Labat, suivi de Autobiogravures, Sarah Kofman (par Charles Duttine)

 

La géographie des souvenirs d’enfance

C’est une évidence que tout un pan de la littérature et non des moindres a partie liée avec les récits d’enfance. N’y-a-t-il pas dans les souvenirs de cette époque-là matière à imaginer, rêver, s’aventurer et finalement à écrire ? L’enfance et ses récits ne se réfugient-ils pas dans un territoire intérieur, si riche en images, d’une encombrante fragilité, vibrantes d’émotions et saturées de sens ? Tout cela semble prêt à resurgir, comme une rivière qui se perd dans des profondeurs et réapparaît plus loin avec force. La géographie nous parle de fausse source mais de vraie résurgence. Et, on doit à Gérard de Nerval cette étonnante formule dans Les Filles du feu, et qui fait comme un écho à cette image géographique : « Inventer, au fond, écrit-il, c’est se ressouvenir ».

Et devant toutes ces réminiscences, de multiples questions naissent. De quoi sont faits les souvenirs d’enfance ? Quelle est leur « texture », le texte-tissu qui les constitue ? Qu’en est-il de leur grammaire, syntaxe ou lexique ? Permettent-ils de cerner cette personnalité secrète, cet englobant (pour reprendre une expression de Jaspers) immanquablement fuyant et cette identité insaisissable de celui qui les transcrit ? D’ailleurs, quelle écriture est la plus adaptée pour en rendre compte ? Faut-il opter d’emblée pour un texte « littéraire », souple et ample comme l’est la mémoire ? Ou bien faut-il suivre une écriture « philosophique » à la recherche de significations travesties et cachées ? L’ouvrage de Sarah Kofman donne quelques éléments de réponse, des pistes, des traces, ou peut-être ne fait-il à nouveau, mais avec pertinence, que soulever toutes ces questions, à sa façon ?

La structure du livre est assez étonnante puisqu’elle se compose comme un diptyque. Tout d’abord, un récit presque conventionnel (Rue Ordener, rue Labat) que Sarah Kofman qualifiait elle-même de « littéraire » autour de quelques figures et épisodes de son enfance. Puis un autre ensemble de textes (Autobiogravures ou Fragments autobiographiques) plus théoriques publiés en revues, dans des catalogues d’exposition ou comme suppléments d’ouvrages philosophiques de l’auteure, un poème également et quelques dessins. Cette structure en miroir fait que les deux ensembles se font écho, chacun venant apporter un éclairage sur Sarah Kofman, comme autant d’approches et de touches pointillistes de sa personne.

On y apprend notamment la dualité qui l’a animée dans son enfance, entre sa mère et une femme protectrice, elle-même maternante où elles allaient se réfugier dans la crainte de rafles. Et les deux noms de rues (Ordener et Labat) ont structuré la cartographie affective de son enfance. Une fracture essentielle qui l’a fait passer d’un lieu à un autre, d’une femme à l’autre, d’une langue et d’une culture à une seconde ; tout cela avec des sentiments mêlés envers sa mère où il y entrait du détachement voire un franc rejet parfois, mais aussi une culpabilité diffuse, « un étrange malaise », écrit-elle.

Elle se confiait ainsi à Alain Veinstein sur France-Culture à propos du titre de son livre : « Ça s’est imposé à moi parce que je me suis aperçue de l’importance du nom des rues dans le texte. Jamais auparavant je n’avais perçu à quel point l’espace était important, et pourquoi il fallait que je cite le nom des rues pour me fixer, m’ancrer quelque part ». Et cette dualité géographique s’est poursuivie, déplacée et condensée, dans sa vie d’adulte entre les figures intellectuelles, Freud et Nietzsche, ces « deux génies rivaux » qu’elle a continuellement interrogés, « jouant sans cesse de l’un et de l’autre, et de l’un contre l’autre ».

On ajoutera également que ce livre est un document terrible sur la condition d’une famille juive à Paris sous l’occupation. Sarah Kofman rapporte les errances, les incertitudes quotidiennes, le souvenir douloureux du père déporté, la crainte permanente dans laquelle ils vivaient, la suspicion continuelle et l’angoisse de la rafle. A propos de son père dont elle rappelle les informations « neutres » sur sa déportation, conservées au mémorial de la Shoah, elle écrit : « Cette voix laisse sans voix, vous fait douter de votre bon sens et de tout sens, vous fait suffoquer en silence ».

C’est un livre aussi qui lève très légèrement un voile sur cette femme, professeure d’une grande intelligence (on peut en témoigner), une femme déterminée, forte mais aussi fragile, fébrile et dont on sait le choix qui fut le sien en mettant fin à ses jours l’année de ses soixante ans. Expliquera-t-on un jour ce geste ? Est-ce d’ailleurs possible pour un tel acte impénétrable et insondable ? Y avait-il en elle du destin d’un Primo Levi ? Était-elle hantée par tous ces souvenirs qu’elle retranscrit ici, comme une résurgence violente et impérieuse, dans cet ouvrage bouleversant tout juste publié quelques mois avant sa disparition ?

 

Charles Duttine

 

Grande lectrice et commentatrice de Nietzsche et de Freud, Sarah Kofman (1934-1994) enseignait la philosophie à la Sorbonne. Nourrie par la littérature et la psychanalyse, son œuvre philosophique (une vingtaine d’ouvrages parus entre 1970 et 1994) est traversée par la question des rapports entre la vie, la pensée et l’écriture. En 1994, quelques mois avant son suicide, elle publie Rue Ordener, rue Labat, son récit autobiographique d’enfant cachée pour échapper aux persécutions des Juifs durant l’occupation nazie.



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A propos du rédacteur

Charles Duttine

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Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie, après avoir étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié deux recueils de nouvelles, Folklore, Au Regard des Bêtes et un récit romanesque Henri Beyle et son curieux tourment.

Son dernier ouvrage (deux novellas) L’ivresse de l’eau suivi par De l’art d’être un souillon vient de paraître aux Editions Douro. Il publie régulièrement dans de nombreuses revues littéraires.