Rouge écarlate, Jacques Bablon
Rouge écarlate, février 2016, 192 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Jacques Bablon Edition: Jigal
« Joseph Salkov est moins vif qu’avant, mais il bande encore dru. Au réveil. Mais c’est surtout le soir qu’on baise. Pas comme son envie de tuer qui se pointe sans prévenir. Cette nuit, il a flingué Elvis. Du sang sur les mains. En rêve. Le King est mort. En vrai, il ferait bien la peau à qui ? »
Point de départ du roman. Ce phrasé haché, syncopé, elliptique, accompagnera le lecteur par séquences jusqu’au point final du roman. Un soupçon de parfum de James Ellroy, côté style, du Bablon pur jus, côté histoire.
Joseph tuerait bien le type d’en face, Marcus, qui a écrasé avec sa voiture son jeune chien, puis la femme de celui-ci, Rosy, qui a la malencontreuse idée d’être sa maîtresse et de ne plus le faire bander, à moins qu’il ne s’attaque à leur gamin, Angelo, qui perd toujours son ballon de football dans son jardin. Salma, fille de Joseph, court après quoi le long de routes où l’on fait pousser des fraises et que vient faire La Callas dans sa vie, surtout une nuit où l’on tente de la violer ? Et si tout ceci n’était qu’une grande histoire de famille de frappadingues, de sentiments étouffés par trop de déveines, de peurs de vivre et de peurs d’aimer ?
Le roman oscille en permanence entre le sombre et la lumière, entre une vision froide, nihiliste de l’existence comme dans ce passage : « Le calme est revenu dans le bosquet, plus de bruits de moteurs, plus de lumières bleues intermittentes, les deux souris sortent du tas de bois, partent en exploration, plongent dans un terrier de lièvre désert depuis l’automne, échappent de peu à une couleuvre lovée au fond et se font prendre à la sortie dans les serres d’une buse qui leur brise le crâne d’un coup de bec » (p.139), et la jouissance sensuelle des choses les plus simples et goûteuses de la vie : « Angelo porte le paquet de fraises. Salma en tient une par la queue, la met dans sa bouche, détache le pédoncule, il lui reste le fruit rouge sur la langue. Le goût lui arrive aux papilles, elle écrase la fraise contre son palais, le jus lui coule dans le gosier, elle ferme les yeux » (p.167).
Brisures de rythme, changements de ton, quand il faut et là où il faut.
Entre ces deux pôles, une histoire parfaitement construite et dense pour un petit roman de 185 pages. De l’adrénaline, de l’humour, des personnages attachants y compris un Joseph hypocondriaque que l’on se prend à aimer quand la fibre paternelle lui fait braver tous les dangers.
D’autres adultes, Stefan, Julia, l’inspecteur Shifano, gagnent en humanité, tentent de comprendre sans juger, aident sans rien attendre en retour. Quant à Salma et Angelo, révoltée pour l’une, à demi brisé pour l’autre, empêtrés dans les combines foireuses de leurs géniteurs, leurs mensonges, leurs dénis, ils tiennent quand même le cap, s’épaulent, improvisent pour tenter de remplir le vide qui les aspire et s’accrocher à la vie, voire pour Salma de la donner.
Jacques Bablon est un grand tendre qui se donne des airs de gros dur. Derrière ses personnages qui trimballent des wagons de casseroles, les actes manqués qui s’enchaînent, les blessures physiques et celles de l’âme, les meurtres, règlements de comptes, pulsions de mort et les névroses, vacille toujours une petite flamme qui éclaire ses romans d’un voile de tendresse et d’optimisme.
La plume caustique, la prose terriblement efficace, il distille dans son récit des références a priori iconoclastes : noms latins de plantes, airs d’opéras, toiles de peintres impressionnistes, le tout avec une totale liberté de ton, sans jamais lasser le lecteur. Libre, créatif et casseur de codes de romans noirs, Jacques Bablon invente une manière de raconter extrêmement riche, subtile et déconcertante pour tous les amateurs du genre.
C’est extrêmement bon et réjouissant à prendre par les temps actuels.
Catherine Dutigny/Elsa
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