Rome sous la pluie (Beard’s Roman Women), Anthony Burgess (par Léon-Marc Levy)
Rome sous la pluie (Beard’s Roman Women), Anthony Burgess, Editions La Découverte, trad. anglais, Georges Belmont, Hortense Chabrier, 165 pages
Edition: La Découverte
Loin, très loin des amateurs de cartes postales. La Rome de Burgess est désespérante, inondée de pluies continuelles, sombre, peuplée de personnages douteux et de fous dangereux. Beard, le héros du roman, y trace une route erratique dans les ruelles du Trastevere et dans les abysses de sa vie personnelle. Leonora, sa femme, y meurt dans les premières pages de cirrhose du foie, ouvrant sous ses pas le gouffre d’une dérive incontrôlable. Enfin, il paraît qu’elle meurt, ce qui semble contredit par les coups de téléphone et les messages qu’il reçoit d’elle.
Burgess est un écrivain de la démesure, on le sait avec Orange Mécanique et Les puissances des ténèbres. Le souffle rabelaisien qui anime ses personnages emporte tout sur son passage. La Rome baroque fait écrin à ce roman qui ne l’est pas moins, une Rome disséquée, photographiée (en biais), détestée, injuriée et… grande parce que folle comme les fous du roman.
Il était convaincu de détester Rome ou plus exactement son histoire pleine de sang, la lâcheté de ses citoyens, l’athéisme de ses évêques qui donnaient au monde des papes également athées, l’épate de son baroque, l’insipidité de sa cuisine, l’acidité de ses vins. Ville de vénalité et de cruauté, ville de voleurs.
La mort est frappée du sceau de la brutalité, de la solitude infinie qu’elle provoque chez le survivant. Le rituel mortuaire, loin de consoler, ajoute à la peine l’absurdité de coutumes dénuées de sens et qui soulignent l’abandon. La dérision reste la dernière protection contre l’ignominie du destin des hommes et Beard s’en pare.
L’incinération se déroula selon les règles de la combustion et les principes de mise en scène funèbre du lieu, y compris le Dieu d’Amour est mon Berger sur bande magnétique et quelques mots bien enlevés et dénués de sectarisme du pasteur de l’endroit sur la vérité, d’une évidence en soi quasi risible, du dogme de la résurrection des corps.
La malice de Burgess est ici de multiplier les signes annonciateurs d’une illustration ahurissante de ce dogme car Leonora reviendra d’entre les morts. Enfin presque. Ou peut-être. Une « résurrection » qui ne fera qu’ajouter au désordre parfait que sera devenue la vie de Beard, ponctuée de rencontres ahurissantes, de personnages improbables et burlesques. Que la vie soit un immense désordre, Burgess n’a jamais cessé de le dire dans ses romans, Orange mécanique mais aussi (surtout ?) Les puissances des ténèbres. Et de tous les désordres, la mort est le point d’orgue, inscrit dans l’Arc et dans le désespoir des hommes. Car si nous avons évoqué Rabelais dans les enflements baroques et les outrances langagières, il ne faut pas néanmoins s’y tromper : le « rabelaisisme » de Burgess est profonde tristesse, abyssale détresse.
Et tant pis pour les touristes extasiés devant les beautés de Rome et de l’Italie, ce roman est une destruction impitoyable de tous les clichés qui vantent le pays et ses gloires : sa religion papale, son art, ses habitants et jusqu’à sa langue. Pauvres Italiens !
Ces gens ont fait cadeau au monde de tout un vocabulaire musical ; mais Dieu s’est arrangé pour que ces pauvres cons soient les êtres les moins doués de sens musical de Sa création. Le ciel nous préserve des ténors napolitains ! Et de Verdi avec ses accompagnements de musique de cirque ! La faute en est à la langue, bien sûr, à cette manie qu’on a de s’extasier sur sa musicalité, quand c’est le contraire qu’on veut dire – quand on veut dire qu’elle manque de diversité rythmique, qu’elle compte trop de rimes, mais trop peu de voyelles ! L’italien, c’est un ténor napolitain, rien d’autre.
On rit beaucoup en lisant de roman mais le malaise traverse ses pages, sans cesse.
Léon-Marc Levy
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