Romans, Patrick Modiano (par Marie-Pierre Fiorentino)
Romans, Patrick Modiano, Gallimard coll. Quarto, 2013, 1088 pages, 24,50 €
La narration chez Modiano : la simplicité d’une économie prodigue
Travail d’éditeur et travail d’auteur se répondent dans cet opulent volume où figurent, avec six autres romans, Rues des Boutiques obscures, Remise de peine, Chien de printemps, Dans le café de la jeunesse perdue.
Ces pages par centaines qu’on ne se lasse pas de tourner mettent en valeur l’immense créativité de l’artiste sous des apparences de rengaines déjà entendues.
Alors voici…
Si Rues des Boutiques obscures est d’emblée captivant, d’autres incipit laissent planer la menace d’une déception (voilée), d’un ennui (feutré). Car sans s’attendre à rien de particulier – où serait le plaisir de découvrir un nouvel opus ? – on ne s’attendait pas à cela non plus.
« Cela » : un titre, Remise de peine, qui joue sur une note policière immédiatement démentie par la minutieuse description d’un quartier de banlieue puis par une galerie de portraits. Des chapitres brefs à l’excès, statiques comme les plans fixes et successifs, en noir et blanc, d’une caméra désœuvrée. Une rédaction sage.
« Cela » : « J’ai connu Francis Jansen quand j’avais dix-neuf ans, au printemps de 1964, et je veux dire aujourd’hui le peu de choses que je sais de lui ». Peu de choses lorsqu’on espère tant d’une lecture…
Un incipit est-il enfin intrigant que lui succède l’enlisement dans la routine. Nous attacherons-nous à cette jeune femme mystérieuse entrée dans le café de la jeunesse perdue par la porte étroite, à présent que sa figure se fond parmi celle des autres habitués du lieu ?
Et puis encore un café ! « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. J’attendais que la pluie s’arrêtât, une averse qui avait commencé de tomber au moment où Hutte me quittait ».
Modiano épouse le rythme monotone de la réalité. Nous mourrions vite de vivre toujours à cent à l’heure. Il est chroniqueur du temps tel qu’il est et non tel que nous désirerions qu’il soit.
La pluie ? Elle est un motif de fugue, de course et de repli comme l’est la peur lorsqu’on est traqué ou perdu. On imagine facilement les personnages de Modiano vêtus d’un imperméable, comme souvent les détectives ou les malfrats dans les films des années 50.
La pluie estompe le fond du décor dont on ne perçoit plus que le premier plan. Elle fait ruisseler dans les caniveaux les traces de l’instant comme les années dans l’esprit. Tous les héros de Modiano ont alors besoin de se faire détectives et que ce soit parfois leur métier n’est qu’accessoire.
Ses romans deviennent ainsi captivants comme Dans le café de la jeunesse perdue lorsque, sans que rien ne le laisse présager, un nouveau narrateur apparaît, confiant ses propres impressions sur les mêmes événements – ce dernier mot sonne un peu fort, tout de même – avant de céder la place à d’autres témoins encore. À la manière des rayons d’une roue convergeant vers son centre, les récits finissent par tracer l’histoire de Louki à qui l’on s’est s’attaché.
La crainte de l’ennui apparaît soudain bien saugrenue à la faveur d’un détail. La police dans cette maisonnée à laquelle Patrick et son frère, enfants, ont été confiés par leurs parents ? Pourquoi donc ? La lecture et le cœur s’accélèrent. Vivre dans le temps où la mémoire, l’imagination et les mots nous font voyager à volonté est palpitant.
À la toute dernière page – chute vertigineuse du point final inattendu – on touche autant qu’il est possible – car de façon relative au point de vue du narrateur et à la réalité même – le fond de l’histoire.
« Le fond » : la vérité dans une mesure modeste, proportionnelle aux chances qu’elle existe.
« Le fond » : comme le fond de la cocotte où il n’y a plus rien à râcler qu’un parfum de mijoté qui restera longtemps dans notre mémoire sensorielle.
« Le fond » : pro-fond. Quelle drôle de contradiction qu’il faille « approfondir » une idée pour que notre esprit « s’élève ». Mystère de ce départ dans une direction pour arriver dans la direction opposée et s’apercevoir que la destination était la même : au-delà des apparences premières.
Mais par bonheur, il reste d’autres apparences grâce auxquelles l’histoire n’est pas terminée, apparences que les protagonistes continueront d’effeuiller en grandissant, en poursuivant l’enquête, en faisant continuer à vivre les disparus dans leurs souvenirs…
Et puis la beauté, poignante, qui fait regretter que ce soit déjà la fin : « Une petite fille rentre de la plage, au crépuscule, avec sa mère. Elle pleure pour rien, parce qu’elle aurait voulu continuer de jouer. Elle s’éloigne. Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper que ce chagrin d’enfant ? ».
Marie-Pierre Fiorentino
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