Robinson Crusoé, Daniel Defoe en la Pléiade (par Philippe Chauché)
Robinson Crusoé, novembre 2018, 1040 pages, 47 € jusqu’au 30 juin 2019
Ecrivain(s): Daniel Defoe Edition: La Pléiade Gallimard
« Déjà une terrible tempête mugissait, et je commençais à voir la stupéfaction et la terreur sur le visage des matelots eux-mêmes. Quoique vaillant sans relâche à la conservation du vaisseau, comme il entrait ou sortait de sa cabine, et passait près de moi, j’entendis plusieurs fois le capitaine proférer tout bas ces paroles et d’autres semblables : Seigneur, ayez pitié de nous ! Nous sommes tous perdus, nous sommes tous morts !… ».
Près de soixante ans séparent cette nouvelle édition de Robinson Crusoé (enrichie des gravures de Dumoulin), de celle publiée par la Bibliothèque de la Pléiade sous la direction de Francis Ledoux en juin 1959, il s’agissait du 138ème livre de cette collection unique. Cette bibliothèque française n’a jamais aussi bien porté son nom, que lorsqu’elle s’attache à publier les orfèvres de la langue et de l’aventure littéraire. Daniel Defoe est l’un de ces témoins de la grandeur d’une langue, et Pétrus Borel (1809-1859) son éblouissant traducteur : Il en appelle à une langue « pure, souple, conteuse et naïve. Seuls lui importent le style qui, plus que tout, traduit un écrivain ainsi que certaines formes orthographiques » (Jean-Luc Steinmetz).
La langue de Daniel Defoe est d’une grande souplesse, d’une grande pureté, d’une fluidité marine, et d’un grand style. Signature s’il en est, de ce début du 18esiècle, qui doit beaucoup à celui qui le précède. Cette langue vivace, légère, allègre, porte ces récits d’aventures, ce roman fondateur, ce destin exceptionnel, loin du tumulte de la civilisation anglaise, mais au cœur d’une île oubliée et bientôt conquise, entre rêves et fidélité (Vendredi), ciel et mer, dans le mouvement des marées, sur le qui-vive permanent, entre craintes et ravissements, Robinson Crusoé est un roman moral.
« Au bout d’environ dix ou douze jours que j’étais là, il me vint en l’esprit que je perdrais la connaissance du temps, faute de livres, de plume et d’encre, et même que je ne pourrais plus distinguer les dimanches des jours ouvrables. Pour éviter cette confusion, j’érigeai sur le rivage où j’avais pris terre pour la première fois un gros poteau en forme de croix, sur lequel je gravai avec mon couteau, en lettres capitales, cette inscription :
J’ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659 ».
Robinson Crusoé, magnifiquement servi par le temps – il donne aux vins comme aux grandes œuvres littéraires cet arôme, cette force, cette grâce, qui les rendent immortels. Le temps joue toujours en faveur des chefs-d’œuvre –, est un livre exceptionnel, un roman d’aventure(s), comme l’est Don Quichotte de Miguel de Cervantès, que Daniel Defoe a lu, et bien lu : Aussi, lorsqu’un écrivain aussi sot que malveillant, parla, dans tout l’épanchement de son fiel, du donquichottisme de R. Crusoé – comme il disait –, il montrait de toute évidence qu’il ne connaissait rien de ce dont il parlait ; peut-être sera-t-il un peu saisi quand je lui dirai que ce qu’il avançait comme un sarcasme était en réalité le plus grand des éloges (Daniel Defoe, Préface de Robinson Crusoé aux « réflexions sérieuses » 1720). Cette histoire dans sa première partie, est devenue immortelle, la mer rejette sur une île un jeune homme devenu marin par le désir irrésistible de courir le monde. Daniel Defoe nous entraîne dans ce périple marin, au cœur de l’île qui le sauve et l’abrite durant vingt-huit ans, près de l’embouchure de l’Orénoque. Pour vivre en aventurier, il s’invente un monde et en apprivoise un autre, avant qu’un navire ne le sauve de cet exil. Entre temps se déploiera sous nos yeux un roman flamboyant, habité par la nature, les saisons, la sidération de voir des hommes se dévorer, d’autres tenir leurs lointains voisins en esclavage, nourri de pensées et de réflexions sur la Providence, et le destin : La folie est ordinairement le lot des jeunes têtes, et la réflexion sur les folies passées est ordinairement l’exercice d’un âge plus mûr ou d’une expérience payée cher. Les vents marins affinent son jugement, le hasard de l’exil, son regard.
« Or, le troisième jour, vers le soir, la mer étant douce et le temps calme, nous vîmes à la surface de l’eau en quelque sorte couverte, du côté de la terre, de quelque chose de très noir, sans pouvoir distinguer ce que c’était. Mais un instant après, notre second étant monté dans les haubans du grand mât, et ayant braqué une lunette d’approche sur ce point, cria que c’était une armée ».
De nouvelles aventures vont frapper à la porte de la métairie de Robinson Crusoé, il pensait devenir un gentleman campagnard, mais le sort brise sa vie, et son épouse disparue, il reprend la mer. Ce sont alors de nouvelles escapades maritimes qui s’ouvrent, de nouveaux voyages à travers trois régions du globe, avec des coquins et des brigands, des sauvages et des cris, de la poudre, de la colère et de la fureur. L’art du récit est ici à son apogée, art de conter la mer et ses guerres. Un mythe est né, qui inspirera Jules Verne et Michel Tournier. Ces voyages dans les mers du globe, dans les mers du sud, avec leurs surprises, et leurs cauchemars, avec leurs ravissements et leurs gloires, sont admirables, tant le style de Daniel Defoe est brillant, ouvragé, vif et prenant, il tient sa langue comme l’on tient un cap sous les alizés. L’art du roman, comme dans Don Quichotte, est ici à son apogée, s’y aventurer est une joie et une grande surprise à chaque page renouvelée, une littérature d’une grande beauté, à hauteur d’homme, de rêves et de raisons.
Philippe Chauché
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