Rilke ou la reprise de l’enfance, Thierry Bénard
Rilke ou la reprise de l’enfance, janvier 2017, 262 pages, 30 €
Ecrivain(s): Thierry Bénard Edition: Hermann
« Ils veulent atteindre le meilleur, et ils sont devenus des enfants », Rilke
Rilke est sans doute le chantre de l’ineffable et celui qui a le mieux rendu l’expérience poétique par l’émerveillement propre à l’enfance. Cet aspect de l’œuvre du poète a cependant peu retenu l’attention des commentateurs de son œuvre hors cadre biographique, et l’auteur ici suppose que c’est parce que cette question de l’enfance dans l’œuvre de Rilke est « fondatrice qu’elle reste voilée ».
Rilke fait partie de ces poètes pour qui le regard porté par l’enfant sur le monde fonde le travail poétique de l’artiste. Il rappelle les propos de Blanchot « tout questionnement de l’homme engageant son être ultime comme sa situation dans le monde s’enracine dans ses premières expériences » et les premières sensations de l’enfance.
Tout artiste s’efforce de restaurer une vision originelle des êtres et des choses dont le souvenir ne cesse de hanter l’existence de l’adulte, l’enfance demeurant source d’inspiration constante dans l’histoire littéraire et paradis perdu… « ô enfance, ô images qui glissent/ Où donc ? Où donc ? » (in Le livre d’images)
Le monde de l’adulte est un exil du sol de l’enfance, nous dit Thierry Bénard. Qu’avons-nous perdu dans l’enfance, sinon cette adhésion entière au monde dans sa vérité. C’est cette quête que l’on retrouve dans Lettres à un jeune poète : « Même si vous étiez dans une prison dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor de souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées ».
Est-ce l’enfance et ses souvenirs ou plutôt l’intimité, l’intériorité vers laquelle il vaut mieux se tourner plutôt que d’affronter une réalité difficile ou hostile. Et c’est ce qui oppose Rilke et Proust, nous dit l’auteur. Proust est un collectionneur de souvenirs de l’enfance, alors que pour Rilke, l’enfance n’est pas prétexte à évocation du passé pour la contemplation passive et complaisante du souvenir, mais plutôt « sa réactualisation par l’intériorisation du souvenir » et ce sentiment de vérité qui la traverse.
En somme, Proust est spectateur de ses souvenirs quand Rilke en est acteur « car le passé ne peut revivre […] que s’il est incarné et réinterprété, au sein de ce que Rilke appelle un Innenraum, un espace intérieur revivifié ».
« L’enjeu de la quête de l’enfance n’est pas tant la recherche du temps perdu que le recommencement et l’achèvement de l’enfance ».
Deux questions ont donc hanté le poète : le problème du rapport de l’artiste à son œuvre et son rapport à sa propre enfance ; en témoignent les mots de Lou Andreas Salomé : « il n’avait pas effectué son enfance mais s’était dérobé à elle, en lui substituant de l’imaginaire ».
Rilke se sentait appelé à réaliser une œuvre par ce retour à l’enfance où se trouvait son matériau, là où justement elle ne s’était pas effectuée. « C’était à partir d’elle seulement que devait provenir le coup d’envoi libérateur de l’œuvre qu’il fallait créer » (Lou Andreas Salomé). L’écriture est alors seule voie de libération intérieure plutôt que la psychanalyse.
Retourner sur les lieux (cf. Carnets de Malte), recommencer pour la prolonger, « il s’agit de parfaire l’enfance sans quoi elle sera perdue ». Non par complaisance à se tourner vers soi mais comme promesse d’un monde à venir. Cette idée de re-commencement telle qu’elle se joue chez Rilke est à rapprocher de ses propres influences, selon Thierry Bénard, en particulier de celles de Kierkegaard : « L’étrange force de renouvellement qu’il y a dans les enfants » (in Journal) que Rilke admirait au point d’avoir appris le danois pour pouvoir le lire dans sa langue d’origine. Et la notion de « reprise » même est un aspect de la pensée de Kierkegaard en lien possible avec les thèmes de l’œuvre de Rilke : « reprise et ressouvenir sont un même mouvement mais en direction opposée ». La reprise est une re-création quand le ressouvenir est une nostalgie.
« Comme la reprise Kierkegaardienne le re-commencement de l’enfance chez Rilke est une réappropriation du passé ouvert sur l’avenir ». Là où Kierkegaard parle de « reprise » pour une continuité, un renouveau, un élan vers l’avenir, là où Proust évoque un ressouvenir, un retour dans l’enfance, ce « temps perdu », Rilke dit n’avoir rien connu de son enfance, et cherche à la retrouver pour la continuer, l’accomplir pleinement afin de pouvoir réaliser à la fois la vie qui en est issue et l’œuvre d’art qui doit en naître.
L’enfance n’est donc pas un thème parmi d’autres, il est celui qui les commande tous. « C’est en effet seulement dans la mesure où sera résolu le rapport à l’enfance que l’authentique travail de création littéraire, entendu cette fois non pas comme mise en œuvre de l’imaginaire mais comme accomplissement et réalisation de soi, sera possible ».
L’intemporalité de l’enfance que nous cherchons adulte à retrouver est un « éternel maintenant » (Rilke, 4e élégie) que l’enfant partage uniquement avec l’animal, cet « Ouvert absolu des enfants » (cf. le poème Assomption) « lorsque nous vivions dans l’enfance nous ne la connaissions pas » (Rilke) ; cet Ouvert à rapprocher de l’instant kierkegaardien est un « jaillissement incessant de l’existence », qui ne cesse de se renouveler indéfiniment et que l’on retrouve métaphoriquement dans l’œuvre de Rilke sous la forme du jet d’eau ou de la fontaine.
« Braque aura la même intuition de ce jaillissement lorsqu’il évoquera poétiquement le perpétuel et son bruit de source ».
Thierry Bénard nous rappelle que cette nostalgie d’une unité perdue, conception de la vérité définie comme adhésion à la nature et au monde, renvoie encore à la lecture de Proust et aux pages de Ricœur (Temps et Récit), ou encore à Deleuze pour qui le principal objet de la Recherche n’est pas le temps perdu mais la vérité (in Proust et les signes), issue précisément du romantisme allemand systématisée par Schelling.
Regarder une chose sans lui prêter d’intention, cette disponibilité d’ouverture au monde passe par là, et seul l’artiste et l’enfant en sont capables. Revenir à l’enfance c’est donc retrouver un temps sans mémoire, « un temps d’avant le temps, où le temps n’avait pas cours », c’est cela re-commencer l’enfance. Apprendre à voir les choses telles qu’elle sont et non telles qu’on les aime (ou les déteste). Les choses sont perçues chez l’enfant dans leur intemporalité, comme pure présence au monde et non pas soumise à un devenir.
« Seul parmi les hommes, seront alors capables de retrouver cette perception première de la chose, qui engage le rapport au monde dans sa globalité, celui qui aura su effectuer le re-commencement de l’enfance, et aura ainsi d’un regard libéré, retrouvé l’innocence originelle de ses perceptions, et l’artiste qui aura su faire silence en lui pour montrer non pas j’aime cette chose, mais la voici ».
Pour Heidegger, la pensée de Rilke appartient à l’histoire de la métaphysique, parce qu’elle se situe dans la lignée de ses deux représentants que sont Nietzsche et Schopenhauer : l’intériorisation, le retour à soi. Le langage a pour fonction non de désigner mais de célébrer la chose. Pour Rilke, selon P. Hadot, « la mission orphique du poète est de célébrer les choses terrestres, de glorifier l’existence ».
La parole du poète mais aussi l’œil du peintre – « Le peintre doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire silence, être un écho parfait » –, Cézanne en l’occurrence ici, restitue la vision de la chose telle qu’elle est offerte dans l’Ouvert, et que la voit l’animal, ainsi que l’enfant quand il n’est pas arrêté dans son « libre élan », détourné de cette faculté de voir : « car tout jeune enfant, déjà, / nous le forçons à contresens, / nous le ployons à regarder / dans l’Apparence, et non pas dans l’Ouvert, / à la vision de l’animal, si profond » (8e élégie).
L’enfance donc n’est pas une alternative entre l’animal et l’humain, elle est tout l’horizon du projet rilkéen, nous dit Thierry Bénard.
Mais le domaine de l’Ouvert n’est pas un « au-delà du monde » dans lequel se tiendrait une vérité inaccessible. Il ne s’oppose pas et quand l’artiste recrée sa vision du monde, « il donne à voir ce que nous ne sommes pas capables de percevoir parce que nous sommes coupés de l’Ouvert, il doit rendre le visible invisible et l’invisible visible ». C’est ainsi que l’artiste accomplit le re-commencement de l’enfance. Après avoir démontré que le regard de l’artiste et celui de l’enfant étaient identiques, l’autre questionnement de Rilke est : comment devient-on artiste ? « qu’est-ce qui préside au choix, à la décision de devenir artiste, de se consacrer, et de consacrer sa vie à l’art ». Avec pour projet de rédiger un ouvrage sur l’art, Rilke s’est intéressé à la « genèse de vocation artistique, qui trouve son origine dans les sensations et les impressions de l’enfance ».
Artiste est celui qui ne s’est pas laissé détourner de l’Ouvert. La richesse des enfants est un bien fragile que l’éducation viendra troubler. Une fois adulte, parmi les enfants, il y a ceux qui se tourneront vers leur travail et leur sort et ceux qui « ne veulent pas délaisser la nature perdue » (Rilke, sur l’Art). Ceux-là, précise Rilke, « ce sont les artistes, les poètes ou les peintres, les musiciens ou les architectes, solitaires au fond, qui en se tournant vers la nature, préfèrent l’éternel à l’éphémère, les lois les plus profondes aux mobiles passagers… ». Il s’agit de conserver voire de retrouver ce trésor enfoui et de le faire revivre. « Il faut que nous devenions des enfants, si nous voulons atteindre le meilleur » écrivait le peintre Philipp Otto Runge au début du 20e siècle. Le re-commencement est bien là, une tentative de renouer avec un temps de l’Ouvert et non une nostalgie du temps perdu, c’est-à-dire « s’asseoir et regarder comme un chien, sans plus, ou encore se mettre dans la situation de l’enfant qui découvre pour la première fois la nature avec toute l’innocence d’un regard pur et vierge ». L’artiste serait-il donc un enfant qui a refusé de grandir ou bien un adulte qui a conservé l’enfant en lui pour se consacrer à son art ? Les deux sans doute.
Le re-commencement de l’enfance n’a rien à voir avec une recherche d’un passé bienheureux mais plutôt avec une manière d’être. Comme chez Proust, il y a également chez Rilke cette notion de mémoire volontaire et involontaire. L’auteur pense que la maladie est une expérience privilégiée d’éveil à la conscience, par l’altération des perceptions et la modification des sens jusqu’à l’image de notre propre corps à cause de la fièvre qu’elle provoque, et c’est tout ce qui est remis en question dans notre perception du monde, perte de repères et de stabilité, tout vacille et les choses et le monde se fragilisent, deviennent instables. L’angoisse et l’anxiété liées à la maladie font également remonter l’enfance :
« Dans ma lointaine enfance et les fortes fièvres de ses maladies, de grandes angoisses indescriptibles surgissaient, comme devant quelque chose de trop grand, de trop dur, de trop proche, de profondes indicibles angoisses que je n’ai pas oubliées ; et voilà que tout à coup les mêmes angoisses revenaient… » (Correspondance avec Lou-Andréas Salomé).
Expérience déterminante, la maladie lorsqu’elle est évoquée plus tard à l’âge adulte a ce pouvoir anxiogène en lien avec le temps de l’enfance, « expérience de la mémoire involontaire », la découverte terrifiante de « la grande chose » qu’est cette angoisse qui se retrouve identique à celle de l’enfance qui survient lors d’une maladie. L’enfance continuée ou ininterrompue… ? C’est effectivement dans la maladie que nous retrouvons adulte cette attention au monde qu’éprouve l’enfant. On est bien resté le même.
Ce rapport singulier à la maladie occupe une place importante en dépit des angoisses qu’elle engendrait, nous dit Thierry Bénard, car elle était un moyen de re-commencer l’enfance. Autre rupture dans l’évolution de l’individu après celle du détournement de l’Ouvert, mais surgissant cette fois dans le monde des adultes, « elle est un brusque changement d’état qui fait apparaître les choses, les objets sous un jour que nous ne leur connaissons plus depuis que nous avions rompu avec notre enfance », « coup d’arrêt donné au destin », « suspend du temps »…
« Tout adulte bien portant est malade de son enfance » et dans l’état de maladie nous sommes au plus près de la perception juste et authentique des choses.
La quête de l’amour et de l’abandon de toute affectivité, également au centre de l’œuvre de Rilke, cette « indifférence intéressée du cœur » n’est pas souci de soi ni égoïsme mais condition « d’une approche neuve de la matière et du monde », elle est nécessaire à la création. Le refus d’aimer et d’être aimé est davantage un refus de l’asservissement de l’autre, et si s’empêcher d’aimer est impossible, il faut donc partir, comme pour l’enfant prodigue dans la parabole biblique, autre thème fort chez Rilke. « Tout amour est impossible s’il ne s’accompagne d’une certaine distance ».
Vouloir re-commencer l’enfance, accéder à l’Ouvert, à ce monde de l’enfance, libre et solitaire, « sans pourquoi », ce sera accepter cette « grande solitude » dans le respect de l’amour, du divin et de l’Autre.
« Etre artiste, […] c’est faire de son passé une œuvre d’art, c’est réinvestir dans la création les sensations et les émotions de l’enfance ».
Marie Josée Desvignes
- Vu : 5445