Rien que l’amour, Lucien Becker (par Philippe Leuckx)
Rien que l’amour, Lucien Becker, 432 pages, 10,50 €
Edition: La Table Ronde - La Petite Vermillon
Né en Moselle en 1911, décédé à Nancy en 1984, Lucien Becker, entré dans l’administration de la police, écrivit très tôt (dès 1929) et annonça en 1961 qu’il n’écrirait plus. Son dernier recueil date de cette année-là : L’été sans fin. Mais nombre de poèmes inédits et posthumes sont repris dans cette édition qui comporte en outre des lettres de pairs ou de poètes admirés (Tardieu, Réda, Senghor, Bachelard, Bousquet…). Cet ensemble copieux, plus de quatre cents pages, convaincra le jeune public de l’intérêt de cette poésie toute dédiée à l’amour. Les titres parlent d’eux-mêmes et suggèrent, comme le note bien Guy Goffette dans sa longue préface, les blessures perçues dès le plus jeune âge : Pas même l’amour ; Le jeu des corps ; Le désir n’a pas de légende ; Les pouvoirs de l’amour ; Plein amour. De 1929 à 1961, une quinzaine de titres et des publications chez Gallimard (dès 1944) le font reconnaître de Char, Follain, etc.
C’est « un désastre intérieur » qui préside à l’écriture du poème, c’est la solitude extrême, c’est encore le silence, c’est la présence aussi d’Yvonne, sa femme, et de leur fille.
J’ai cherché dans ta chair une raison de vivre,
je n’ai trouvé qu’un corps où ma bouche
revenait avec le même baiser d’acier,
la même pointe de feu hardie et désespérée (p.104).
En longs poèmes libérés des rimes et des contraintes classiques, Becker déroge au lyrisme, au sentimentalisme, et propose des visions du monde, souvent désespérantes, sourdes de lassitude, dans un souffle d’écriture qui lie sensations, humeurs, moments de vie, descriptions :
Le jour n’est plus qu’un carré gris
collé contre le ciel sans visage.
On cause à voix basse au fond de l’ombre
qui s’est refermée comme une trappe (p.76).
L’image de la « trappe » revient fréquemment (« les trappes cèdent sous mes pas haletants », p.69) et souligne combien le poète se sent en déroute, les images de « couvercles », de « bouches d’un tunnel », de « faux pas » s’ajoutent au même registre de la faillite et du désarroi. La préposition « sans » multiplie les manques d’une vie, ses carences, ses faux-fuyants, ses alarmes ; les murs s’entreposent trop souvent, et « le cœur tire sur ses liens ». Ce sentiment de l’oppression et de l’enfermement s’oppose à peine à celui qui le fait écrire : « les femmes/ sont les plus belles blessures du monde/ avec leur sexe, leur bouche et leurs yeux » (p.41).
Dans une écriture très fluide, très légère – en dépit des thèmes sombres – Becker sait mieux que quiconque honorer les éléments, la nuit qui « s’appuie sur la rampe de lumière », les rues « qui s’enchaînent les unes aux autres ».
Les quatrains de Toujours toi vibrent par leur économie verbale et leur transparence :
Mon front vit de la fraîcheur d’un carreau
d’où le matin ne peut s’en aller
Je suis tout entier contre lui
sans que mes yeux le traversent (p.193).
L’enfermement nous offre, paradoxe amer, des poèmes libres où cœur, sens, vie se donnent à lire dans un mouvement de partage, dont le lecteur peut prendre la teneur intense de ce qui lui est proposé :
Enfermé dans un horizon sans altitude,
je n’ai devant moi que chemins en fuite
vers un lointain de plus en plus illisible,
de plus en plus tourné sur ton absence (p.150).
Voilà un poète fervent, dérouté, déroutant, humble compagnon de toutes les réalités d’une vie souvent tiraillée, que le poète a réussi à élever à ce rang de réalité assumée, et pleinement vécue.
Philippe Leuckx
Lucien Becker, poète français, né en 1911, décédé en 1984, auteur notamment de : Cœur de feu (1929), Le jeu de la mort (1939), Pas même l’amour (1944), Rien à vivre (1947).
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