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Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine (Par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 09.01.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, La Martinière

Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine, août 2019, 201 pages, 18 €

Edition: La Martinière

Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine (Par Sandrine Ferron-Veillard)

 

« Je te dirai juste que je suis un esquiveur : je fais croire que je sais rien, comme ça ceux qui savent, savent que je sais. T’as pas compris, c’est pas grave, tu pigeras plus tard ».

Tu vas piger très vite. S’accrocher à la paroi ou disparaître, il n’y a que ça à faire pour vivre. Tu le sais. Passer d’une vie à une autre ? Le ton, la langue et toutes les musiques des langues sont des portes-cloisons. Alors tu lis pour passer au travers.

« Un écrivain est né », écrit François Busnel au sujet de Sofia Aouine.

Sofia l’écrivain, Abad le narrateur. Soit. Abad a treize ans, treize ans de peau, treize ans de battements, le flux sous la peau et autant entre les lignes. Des mots, des tas de mots qui t’explosent dans la bouche parce que tu lis à voix haute tellement c’est vivant. Bagnette, pignole, daron, grailler, khlasser, gow, pilon, les timpes et les Batmans. Entre autres. Des références, tu en trouveras, des clins d’œil adressés aux plus grands du cinéma ou de la littérature. Des bandes-son comme autant de djinns penchés sur ce premier roman réussi. Régale-toi.

La rue Léon, tu sais où c’est. Paris XVIII. Tu te souviens de tes classiques. Gervaise porte toujours en elle l’effroi des lignées. Les stigmates des trottoirs de la Goutte d’Or. Pourtant. Les vignes aux reflets dorés sont oubliées. L’histoire et combien de vies blanchies par les ravalements. Les sols suintent toujours. La came, la drogue, les petits trafics, petits ou pas. Les murs ont leur double-fond. Pourtant c’est joyeux. Les commerces, petits ou pas, le marché Dejean et ses odeurs de viande et de poisson et ses étals, les odeurs de la vie. Les échoppes de couleurs. Les restaurants tout en longueur et la boulangerie toute plate. Ça sent bon les pains de là-bas. Ça vibre. Tu en as plein le nez. Le parfum de la menthe ou de la coriandre, petites bottes d’herbes arrosées, entreposées sur le trottoir. Elles t’attendent. Les rues qui montent et qui descendent. Le square-parc Léon comme une vallée encaissée. Et ce quartier oui Abad l’aime. Le bar et l’Univers tout entier dans le corps. Abad a de l’humour, voire du cynisme, de l’amour plein le sang et une vie à écrire.

Il s’applique, non, ça coule tout seul. Des pages belles à en pâlir, page 69, page 70 et des musiques à te fendre la boîte crânienne, « la nuit, je mens, je m’en lave les mains », tu te souviens ?

C’est exactement ça que tu demandes à un livre. Qu’il te déplace et te transporte. Qu’il te plaque contre la paroi et te fasse écouter aux murs les mots des autres. L’autre, le regarder droit dans les yeux, les deux paumes contre les siennes. Espionner les corps entre les fentes et surprendre les vies prévisibles. Des vues insoupçonnables. Faire corps avec elles.

Il n’y a pas d’étranger, il n’y a que des visions étrangères à soi.

Tu veux savoir la fin, tu vas voir la dernière page, tu feuillettes, tu fais demi-tour, tu reviens à la page 70. Tu sais que ça finira bien, qu’il finira bien Abad, de là où il est maintenant, sorti, sauvé, grandi, et formidablement lucide. Abad. Sauvé par les mots, non pas seulement les mots d’une langue bien agencée mais ceux qui s’imposent à lui, dans la tête, lui fracassent le cœur et lui font voir le monde au-delà des voiles.

Une femme. Derrière la fenêtre, le vis-à-vis derrière le rideau, la silhouette et l’amour derrière la tenture. La vie derrière.

Pour un baiser volé aux autres, dans un local poubelles.

C’est cru, c’est vrai, elles sont tristes. Les premières déflagrations de l’amour et du désir. Entre les coutumes, le manque et le besoin.

Et puis, il y a l’exil. L’amour et l’exil. Et sa première terre rétrécie derrière soi, ô cher Liban. Ici une terre a vécu. Du Liban à la Goutte d’Or. L’école. La rue. Les copains. La violence, la concurrence, la défiance. Les périphéries ou les abîmes défont les ambitions.

Et de l’amour encore, quelles que soient ses couvertures, ses flammes et ses cendres. Tout ça, tu vois, c’est en bas, tout près de toi, ça se passe maintenant. Terriblement dans son époque, Abad voit tout, Abad écrit juste, manie les outils de son temps. Le noir. Le premier trait de l’humanité sur la paroi d’une grotte et tout le vertige du geste. Des milliards suivront. Autant de trous noirs dans lesquels la vie se crée, quelles que soient ses formes. Intime et sublime. Dans lesquels les vies chutent.

Gervaise n’a pas survécu. Et dans sa main serrée, morcelée sur le bitume, gît une feuille de papier. Elle n’avait pas oublié.

Tant d’autres disparaîtront sans même laisser de marques sur le sol. Ils l’auront oubliée.

File page 199, saisis-toi de toute la « playlist » et lis d’une traite, le casque sur chaque titre, chaque morceau dans les oreilles. Ne t’arrête pas. Ainsi percevras-tu le double-fond du livre. Certains libraires te diront que c’est LE livre de la fin d’année. Tu sauras que tu tiens là tout ce que la littérature peut potentiellement offrir. Un personnage majeur. Un lieu. Un cœur « ouvert dedans », ouvert au dehors.

La promesse est belle.

Alors tant pis pour les maladresses, les autres personnages inaboutis, lâchés sur le bord de la page, décharnés voire désincarnés. Les coupures dans le rythme, la tension du livre parfois décousue.

Certes.

Pour toi c’est quoi un bon livre ?

Ce qu’il te laisse dans la rétine.

Des images en mouvement.

Une vie augmentée.

Une émotion.

Une démonstration.

Bien sûr.

Une langue.

Une empreinte.

La sensation d’une rencontre. Et ses possibles.

Alors c’est presque réussi.

Tu attends donc le prochain. Le prochain bouquin que Sofia écrira. Plus grand, plus fort, plus haut. Un livre est né.

« C’est pas grave, fils, quand tu grandiras, tu auras oublié ».

 

Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard

 

VL 3

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)


Née en 1978, Sofia Aouine est reporter radio. Rhapsodie des oubliés est son premier roman.

 

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.