Révolution et mensonge, Alexandre Soljénitsyne (par Gilles Banderier)
Révolution et mensonge, Alexandre Soljénitsyne, Fayard, octobre 2018, préface Georges Nivat, trad. russe José Johannet, Georges Philippenko, Nikita Struve, Georges Nivat, 186 pages, 20 €
Soljénitsyne possédait une double formation intellectuelle : d’un côté, les mathématiques et la physique ; de l’autre la philosophie et l’histoire. La littérature ne vint qu’ensuite, si l’on peut dire cela d’un Russe, peuple lettré entre tous.
Historien, Soljénitsyne eut le goût des sources, des mémoires, des chroniques, qu’il lut par centaines pour composer La Roue rouge. Un des premiers conseils que les professeurs d’histoire donnent à leurs étudiants est de fuir comme la peste le raisonnement contrefactuel (« que se serait-il passé si tel événement ne s’était pas produit ? »). Soljénitsyne, au contraire, s’y adonna avec délices. De même que l’historien, le scientifique recherche les causes des phénomènes observés, leurs influences mutuelles, leurs interactions. De même que le savant, le philosophe s’attache à l’aspect général des choses, derrière la foisonnante infinité des détails.
À la physique, Soljénitsyne emprunta la notion de « champ » (ainsi, p.73), un phénomène mental quasi-autonome, qui rayonne à partir d’un centre et se diffuse petit à petit dans l’ensemble de la société (« comme en tout milieu d’une grande densité, telles les magnétites dans le métal, les lignes de force du champ libéral se perdaient rapidement au sein du peuple », p.96). Mathématicien, il rechercha l’algorithme de la Révolution, son programme génétique qui, à partir d’un moment donné, lui permit de se développer pratiquement seule par rapport aux forces politiques en présence, sans que quiconque puisse arrêter les « dérives » en fait présentes dès l’origine (en France, ni Mirabeau, ni les Feuillants, ni les Girondins, ni Robespierre ne parviendront à interrompre ou à stabiliser le processus révolutionnaire). On objectera que, derrière leur scientificité apparente, ces notions de champ et d’algorithme sont en réalité de boiteuses métaphores ou d’irrationnelles vues de l’esprit. Mais le sont-elles plus que le « sens de l’Histoire » cher aux marxistes ?
Loin d’être un intellectuel de pacotille, comme on en voit tant en Europe occidentale, Soljénitsyne a mis sa peau au bout de ses idées et pris des risques. Le 30 décembre 1972 – une de ces dates négligées et cependant historiques – fut publié à Paris L’Archipel du goulag, dont le manuscrit avait été exfiltré d’URSS. Au temps de Staline, le destin de l’auteur eût été rapidement réglé. Mais Moscou, qui commencera quelques mois plus tard les discussions aboutissant aux accords d’Helsinki, entendit faire preuve de doigté vis-à-vis d’un écrivain désormais mondialement célèbre. Soljénitsyne fut banni du paradis communiste en direction de l’enfer capitaliste. Après une étape en RFA, il alla vivre à Cavendish, un village du Vermont, dont les paysages boisés et la météorologie inclémente lui rappelaient son pays natal. Ce fut là qu’il écrivit deux des trois textes réunis dans le volume. Vivre sans mentir, le plus ancien, porte la date du 12 février 1974, jour de la seconde arrestation de Soljénitsyne par le KGB. Dans ce texte succinct, il définit un art de vivre sous la dictature : refuser, à titre individuel, de participer, en quelque manière que ce soit, au mensonge collectif sur lequel est fondé le totalitarisme.
Écrit entre 1980 et 1983 (donc à peu près contemporain du Danton de Wajda), Leçons de février(publié en 1995 et pourvu d’une préface en février 2007, neuf décennies après les événements) montre que, face à une contestation conduite au grand jour, le pouvoir tsariste n’a quasiment pas réagi. Nous sommes en face d’un cas, rétrospectivement incompréhensible, de suicide politique. Le parallèle entre Nicolas II et Louis XVI est patent (Lénine et Trotski connaissaient bien l’histoire de la Révolution française et nombre d’analogies furent conscientes). Soljénitsyne se livrera à la comparaison dans le dernier texte du volume (inédit en français), Deux révolutions : la française et la russe ; malgré ce constat désabusé, formulé dès l’ouverture : « Jamais aucune leçon des révolutions antérieures n’apprend rien à personne » (p.121). S’il y a des pages à lire avant d’autres dans ce volume, ce sont celles-ci, à l’heure où, dans la France de 2019, beaucoup de gens expriment ouvertement sur les réseaux sociaux et parfois dans la presse des envies d’en découdre brutalement avec un pouvoir qu’ils ont pourtant contribué à mettre en place. Soljénitsyne rappelle que Louis XVI et Nicolas II ne furent pas de mauvais monarques (« Leur métier de roi pesait à l’un comme à l’autre ; et tous deux préféraient leur vie privée, en famille. Sans oublier quelques coïncidences encore plus surprenantes : tous deux sont parcimonieux dans leurs dépenses personnelles, tous deux ont la passion de la chasse», p.135), mais qu’ils furent dépassés par un mouvement d’idées. Si la Révolution française n’éclata pas au moment où Fénelon reprochait à Louis XIV de faire mourir ses sujets, ou après le terrible hiver de 1709, ce fut parce que Louis XIV inspirait aux Français respect et terreur sacrée, et parce qu’un certain nombre d’idées – un certain « champ » – n’avait pas encore infiltré la société. De la comparaison menée par Soljénitsyne et qu’il serait loisible de développer ressortent deux enseignements à méditer : le premier est que la Révolution française, qui voyait des conspirateurs partout (p.166), fut le véritable creuset de l’imaginaire complotiste (on crédite en général l’abbé Barruel, un contre-révolutionnaire, d’avoir inventé les théories du complot). Le second : une fois lancée, une révolution ne s’arrête pas d’elle-même dans un état d’équilibre heureux, mais finit toujours par secréter un régime politique pire que celui dont elle prétendait se débarrasser, et fait un nombre considérable de victimes, pas seulement au sein des catégories sociales qui étaient les premières visées (les nobles, les riches, les bourgeois, …). « La révolution met au jour des gouffres ténébreux, même chez des gens qui, sans elle, auraient vécu une vie parfaitement digne » (p.182).
Gilles Banderier
Alexandre Soljénitsyne (1918-2008) a obtenu le prix Nobel de littérature en 1970. Déchu de sa nationalité en 1974 après la parution en Occident de L’Archipel du Goulag, il fut expulsé d’URSS, émigra aux États-Unis, où il acheva son long cycle historique consacré à la Révolution russe, La Roue rouge, avant de revenir en Russie vingt ans plus tard.
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