Rêver sous le IIIe Reich, Charlotte Beradt (par Gilles Banderier)
Rêver sous le IIIe Reich, mars 2018, trad. allemand Pierre Saint-Germain, 240 pages, 8,70 €
Ecrivain(s): Charlotte Beradt Edition: Payot Rivages
Un des dirigeants nazis les moins connus, Robert Ley (mais qui en avait fait assez pour estimer raisonnable, la guerre perdue, de se pendre avant même de passer en jugement) eut cette phrase : « La seule personne qui soit encore un individu privé en Allemagne c’est celui qui dort. En Allemagne, il n’y a plus d’affaires privées. Si vous dormez c’est votre affaire privée, mais dès le moment où vous vous réveillez et où vous rentrez en contact avec une autre personne vous devez vous rappeler que vous êtes un soldat d’Adolf Hitler » (cité p.30). La formule est glaçante. Peut-être fut-elle en-dessous de la réalité.
Rien ne prédisposait Charlotte Beradt (1907-1986) à devenir célèbre grâce aux rêves des autres. Elle travaillait dans une grande maison d’édition allemande, la Fischer Verlag, où elle rencontrait beaucoup de monde. À partir de 1933, elle entreprit d’interroger ses connaissances, qu’elles appartinssent à des professions libérales ou qu’elles fussent artisans, femmes au foyer, à propos de leurs rêves.
Opposante de la première heure au nazisme, elle était convaincue que la dictature désormais installée en Allemagne poursuivait les individus jusque dans leur sommeil. Sa collection de songes précéda Charlotte Beradt en exil (le manuscrit avait quitté le pays par la voie du courrier et attendit sagement en poste restante). Installée aux États-Unis, elle se procura des ressources financières en exerçant le métier de coiffeuse à domicile. Le manuscrit ne fut publié qu’en 1966. Cela permit à Charlotte Beradt de mettre sa documentation à jour, en y incorporant un songe prémonitoire de Grosz (p.91) et le dernier rêve de Sophie Scholl, l’héroïne et martyr de la Rose blanche (p.134-135).
On pourrait observer que la démarche de Charlotte Beradt était biaisée dès le départ : l’idée même de collecter les rêves de son entourage venait de ce que la jeune femme était fermement persuadée que la totalitarisme hitlérien envahissait même les songes des Allemands. Elle collectait des rêves en ayant une idée préconçue de ce qu’elle voulait y trouver (il n’est pas non plus impossible que plus d’un rêveur se soit censuré). Néanmoins, comme le remarque Reinhart Koselleck dans sa postface (p.175), les rêves ainsi transcrits nous permettent d’accéder à des zones de la conscience plus profondes que celles qui se révèlent, par exemple, dans les journaux privés. On s’aperçoit – on le savait déjà – qu’il n’y a pas de rêves innocents. L’interprétation psychanalytique rencontre en l’occurrence ses limites. Les rêves ne renvoient pas au passé individuel, aux traumatismes, aux névroses des rêveurs. Charlotte Beradt a collectionné, si on ose l’expression, des rêves politiques, comme dans le célèbre Palais des Rêves d’Ismaïl Kadaré. Le sens politique peut être obvie ou devoir faire l’objet d’un travail d’interprétation, mais il n’est pas question d’autre chose. Examinant les notions de privé et de public en tant qu’un des fondements de la politique, Julien Freund avait montré (L’Essence du politique, § 99) que le totalitarisme « est un gigantesque effort pour effacer la distinction entre l’individuel et le public ». Jusque dans l’innocence du sommeil.
Gilles Banderier
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