Rétrécissement, Frédéric Schiffter (par Philippe Chauché)
Rétrécissement, Frédéric Schiffter, Le Cherche Midi, mai 2023, 192 pages, 19 €
Ecrivain(s): Frédéric Schiffter Edition: Le Cherche-Midi
« Ma bibliothèque intérieure, me suis-je dit, ne prendra ni place ni poussière et si des ouvrages disparaissent de mes souvenirs, elle n’en sera que plus légère. Je m’arrangerai de ces oublis. L’honnête homme que je me pique d’être ne se prend pas pour un érudit ».
Rétrécissement est le roman d’une chute, d’une disparition, d’une perte, d’un effacement, celui de Baudouin Villard, un professeur de philosophie, qui perd pied, après avoir été licencié par sa seconde épouse, avoir perdu son pied-à-terre partagé, sa bibliothèque et son seul ami. Ses grands inspirateurs l’accompagnent et agacent la galerie de ses rares fréquentations : Cioran, ce marathonien du nihilisme dont une citation ouvre ce roman, Vivre, c’est perdre du terrain ; mais aussi ce cher Montaigne, Thomas Bernard, ou encore Schopenhauer, autant de vitamines pour la pensée, dont le narrateur est friand, comme il l’est pour en rire cette fois, de tous les nouveaux bonimenteurs du bien-être, de la joie, et de la fraternité et de la philosophie pour les roublards.
Rétrécissement est un roman ancré dans notre siècle, toutes les turpides, outrances, radotages et chichis (1) s’y invitent par la force et la pertinence de son art romanesque piquant et souvent très amusant, comme le fatras du féminisme et la consommation artistique, qui comblent le vide de la vie, comme s’il pouvait être comblé. Le narrateur va accélérer son naufrage : perte de poids, dépression, disparition de la parole. Il sera éloigné du monde et soigné dans la Clinique des Falaises, baptisée Hôtel de la Plage, par l’infirmière en chef, puis Hôtel de la noyade, par le narrateur. Entre temps, et avant cette noyade, il aura perdu son épouse, comme on perd aux échecs, emménagé dans un petit appartement, sauvé par sa vue sur l’océan, assisté aux obsèques de sa mère, noué amitié avec un vieux voisin élégant et racé, et amour avec sa fille Betti. Ce portrait du vieux voisin élégant, M. Lévy, est éblouissant, troublant, touchant, tant ce personnage illumine le roman, et le narrateur, qui y voit peut-être un autre inspirateur, un homme qui fut invisible, aux mille masques, et qui dans le roman se dévoile à son ami attentionné.
« Je retrouve bien en lui la dimension que Hegel perçoit chez tout personnage majeur de l’Histoire, à savoir la volonté morale de servir des intérêts impersonnels, volonté où se mêlent les passions les plus personnelles ».
Frédéric Schiffter connu pour ses essais brefs et vifs, piquants et toujours admirablement écrits, signe là son second roman (2), tout aussi réussi que le premier, mais plus troublant, par instants plus féroce. Rétrécissement s’aventure dans l’âme troublée et troublante de son narrateur. Il touche à une corde profondément sensible de l’art romanesque, mêler les sangs, celui du narrateur, de son épouse colérique, de son vieil ami qui choisit de disparaître masqué, comme il apparaissait quand il traquait des terroristes arabes, de Betti qui sera sa dernière amie complice, avant de perdre la voix, et ceux de ses complices en réjouissants désenchantements, ces sangs irriguent ce roman éblouissant. Écrire et bien écrire est une affaire de style, et l’auteur possède le doigté du pianiste Bill Evans, même rigueur, même élégance, même concentration, même passion pour la mélodie, donc pour les histoires, même si elles finissent mal, mais aussi celui du barman d’un Palace de Biarritz remplissant une coupe de champagne, le doigté et la légèreté, la juste présence, qui ne s’impose pas, mais qui accompagne du regard la main qui va s’en saisir et les lèvres qui vont s’y régaler. Ce roman d’un siècle barbotant dans la suffisance est tout autant réjouissant et rafraîchissant qu’une coupe de champagne.
Philippe Chauché
(1) Sur le blabla et le chichi des philosophes, Frédéric Schiffter, PUF.
(2) https://www.lacauselitteraire.fr/jamais-la-meme-vague-frederic-schiffter-par-philippe-chauche
Frédéric Schiffter est notamment l’auteur de Lassitudes (Ed. Louise Bottu), Journées perdues (éd. Séguier), On ne meurt pas de chagrin (Flammarion), Le Charme des penseurs tristes (Flammarion), Dictionnaire chic de philosophie (éd. Écriture).
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