Retour à Reims, Didier Eribon
Retour à Reims, 248 pages, 8,20 €
Ecrivain(s): Didier Eribon Edition: Flammarion
Venger sa race
Le libraire de mon quartier avait rangé l’ouvrage de Didier Eribon dans son rayon « littérature », tout en m’avouant qu’il avait hésité à le faire, comprenant que Retour à Reims n’était pas une banale autobiographie relatant le parcours depuis l’enfance de son auteur. Il s’agit bien plutôt d’inscrire son destin (la « prédestination » sociale et sexuelle) dans un ensemble de réflexions sociologiques (le dernier mot du texte prononcé par Eribon lui-même n’est-il pas justement « sociologie » à l’adresse de sa mère) et théoriques. Le terme peut-être le plus approprié pour définir ce livre serait une auto-analyse fondée à la fois sur l’histoire familiale et ses miroirs exégétiques. Eribon d’ailleurs cite abondamment des textes qui nourrissent sa trajectoire personnelle, la façonnent intellectuellement, l’éclairent : Bourdieu, Foucauld, Sartre ou Dumézil par exemple.
Toutefois, l’élément déclencheur comme dans le roman du gallois, Williams, Border country qu’Eribon mentionne, est la mort du père ouvrier détesté, incompris jusqu’alors dont Eribon s’est détourné et qu’il n’a jamais revu. Il revient après ce décès sur les lieux de son passé (les quartiers pauvres de la riche capitale champenoise), auprès de sa mère, installée non loin de Reims, à Muizon : les photographies familiales serviront de viatique. Eribon dès lors organise son texte autour successivement de la figure paternelle, maternelle et celle de l’un de ses frères.
Le retour est géographique certes mais avant tout « mental ». Eribon nous parle lui aussi, comme Annie Ernaux qui salua à sa sortie l’entreprise de Didier Eribon, de la honte sociale. Celle-ci l’écartèle entre la réalité sociale désespérante de ses parents et de leurs familles respectives, et sa perception politique (le prolétariat marxiste). Politiquement il soutient le monde ouvrier, et concrètement il rejette le modus vivendi des siens. Ainsi remonte-t-il dans le temps qui le rendit « infidèle à son enfance » en oblitérant ses origines auprès de ceux avec qui il partage sa nouvelle vie de lycéen ou d’intellectuel parisien. Ce qu’il met en lumière ici, c’est un dévoilement : il est des leurs malgré ses postures de lycéen ou d’étudiant en philosophie. Et cette démarche s’accompagne d’un sentiment de culpabilité, d’une difficulté évidente : « Le retour à Reims ne serait pas un parcours aisé » et « peut-être même un voyage mental et social impossible à accomplir » (p.151).
Eribon insiste sur le fait que c’est bien la culture scolaire (devenir le premier lycéen de la famille) qui l’exile de son univers familial, mais aussi sans doute l’épisode traumatisant des bouteilles cassées par son père, lors d’une crise de violence domestique. Il fait en vérité tout pour adopter l’ethos académique, sachant que par là-même, il s’exclut de son milieu, fréquentant d’autres territoires sociologiques et culturels de la ville de Reims. Son ami de lycée joue un rôle déterminant, en lui faisant découvrir les codes de la bourgeoisie éduquée. Eribon s’interroge en vérité sur le double clivage qui marque sa trajectoire : le clivage social avec ses origines populaires et le clivage sexuel avec son homosexualité, qui fonctionnent sur la dissimulation. Les deux sphères d’ailleurs se répondent : il insiste sur l’homophobie de son père et celle de la classe ouvrière. Il décrit dès lors minutieusement ce qui constitua la vie ouvrière dans les années 60-70, son adhésion à la cause du parti communiste et plus tard, au Front national.
Doublement fils de la honte, celle d’être gay et celle d’être issu de cette couche pauvre et inculte de la société, en quelque sorte. Mais il est concevable de franchir quelques-unes des frontières que l’organisation sociale a mis sur notre route individuelle. Eribon fait sienne une phrase de Sartre sur Genêt : « l’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous ». L’épilogue qui constitue les dernières pages du livre sonne comme un apaisement dans le cercle social et sexuel : la conférence de Yale préfigure le contenu de Retour à Reims. L’émotion de sa mère à l’annonce de son obtention d’un poste à l’université témoigne avec sensibilité de ce salut par le savoir, par la perspective sociologique et politique et par le retour à soi qu’Annie Ernaux, elle, formulait avec une certaine violence en ces termes : se venger de ma race.
Le texte de Didier Eribon, publié chez Fayard en 2009, a connu un juste succès et a été traduit aux Etats-Unis, en Grande Bretagne en 2013.
Marie du Crest
- Vu : 7034