Retour à Martha’s Vineyard, Richard Russo (par Sylvie Ferrando)
Retour à Martha’s Vineyard, août 2020, trad. anglais (USA) Jean Esch, 384 pages, 24 €
Ecrivain(s): Richard Russo Edition: Quai Voltaire (La Table Ronde)
Ce roman est fondé sur une construction et une intrigue classiques, autour de trois personnages : Lincoln Moser, agent immobilier, Teddy Novak, éditeur indépendant, et Mickey Girardi, musicien et ingénieur du son, tous trois anciens étudiants dans la même université prestigieuse de la côte Est des Etats-Unis, Minerva college, au tout début des années 1970, tous trois serveurs à la résidence des Theta, une sororité du campus, afin de payer leurs études.
Très vite on retrouve ce langage potache de l’entre-soi des étudiants, conservé plusieurs dizaines d’années après leur expérience universitaire : les surnoms ou diminutifs, affectueux ou moqueurs, les private jokes (ou plaisanteries internes), les sujets de conversation immatures, les beuveries, le sens de la fête… « Que la fête commence », c’est ainsi que le Lincoln de 66 ans accueille à nouveau ses deux camarades dans sa maison de vacances de Chilmark, sur l’île de Martha’s Vineyard.
L’énigme Jacy resurgit sur l’île, là où la jeune fille, étudiante comme eux, et dont ils étaient amoureux, a disparu il y a plus de quarante ans : « Je ne sais pas pourquoi mais elle est plus réelle ici » ; « […] elle est partie […] Partie dans le sens pour de bon ».
Lors de ce fameux week-end du Memorial Day de mai 1971, Lincoln devait choisir entre Anita, sa future femme, et Jacy, invitée par Teddy. Lequel d’entre eux trois choisirait-elle, d’ailleurs, bien que déjà fiancée à Vance/Lance/Chance ? Justine Calloway, dite Jacy, étudiante fortunée de la riche bourgade de Greenwich, Connecticut, fut déclarée disparue deux semaines après le week-end sur l’île. Elle ne l’avait peut-être jamais quittée.
Tour à tour, quarante-quatre ans plus tard, les trois hommes passent et repassent les scènes de ce fameux week-end dans leur esprit. L’année 1971 était leur dernière année d’études sur le campus, avant leur séparation et l’entrée dans la vie active. Depuis, il y a eu la guerre du Vietnam, un mariage et des enfants pour Lincoln, des admissions en HP pour Teddy, un départ au Canada pour Mickey. Le roman est une succession d’allers et retours entre présent et passé. Les évocations de dialogues avec leurs pères replacent les réflexions des protagonistes dans un contexte familial et sociologique. Se sentant d’une certaine façon responsable ou coupable de la disparition de Jacy, Lincoln mène une sorte d’enquête. L’intrigue se rapproche alors d’un roman policier à huis-clos.
La devise des mousquetaires de Dumas, « Un pour tous, tous pour un », qui était celle des trois étudiants, se révèle au fil des pages quelque peu illusoire et masquer un féroce individualisme, en matière amoureuse du moins.
Toutefois, au-delà de la résolution de l’intrigue, le roman propose une réflexion sur le temps qui a passé et l’évolution des destinées : « Plus on vieillit, plus on a tendance à regarder sa vie par le mauvais bout [de la lorgnette], qui a le mérite de débarrasser l’existence de tout son fatras et d’offrir une image plus nette, ainsi qu’une impression de fatalité ». Avec le recul, pouvait-on changer l’histoire ? Modifier les destinées de chacun ? Le livre, comme un certain nombre de bons romans, pose la question du libre arbitre des personnages romanesques.
Sylvie Ferrando
Né en 1949 aux Etats-Unis, Richard Russo est un écrivain américain. Après avoir longtemps enseigné la littérature à l’université, il se consacre à l’écriture. Ont notamment paru à Quai Voltaire Un homme presque parfait (1995, adapté à l’écran avec Paul Newman), Le Déclin de l’empire Whiting (prix Pulitzer 2002), Quatre saisons à Mohawk (2005), Les Sortilèges du cap Cod (2010), Ailleurs (2013), A malin malin et demi (2017, Grand Prix de littérature américaine), Trajectoire(2018).
- Vu : 2012