Identification

Retour à la source du Menteur de Corneille en passant par l’Italie (par Valérie T. Bravaccio)

Ecrit par Valérie T. Bravaccio le 25.09.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Théâtre

Retour à la source du Menteur de Corneille en passant par l’Italie (par Valérie T. Bravaccio)

 

Cette pièce de Corneille a été représentée de nombreuses fois depuis sa première mise en scène au théâtre du Marais à Paris en 1644 et, à « compter de 1680, la Comédie Française continue à faire représenter Le Menteur tout au long des XVIIIe et XIXe siècle avec un succès vraisemblablement jamais démenti » (1).

Elle a eu tellement de succès que le célèbre dramaturge italien Carlo Goldoni (1707-1793) (2), après l’avoir vue sur la scène parisienne, a écrit une pièce intitulée Il Bugiardo (3) (qui signifie en français « Le Menteur ») en 1750.

Lorsque l’on pense à la pièce de théâtre Le Menteur (1644), on ne peut s’empêcher de se souvenir de la déclaration de son auteur, Pierre Corneille (1606-1684) (4), à propos de l’origine de sa pièce : La Verdad sospechosa (La Vérité Suspecte) (5) écrite par l’espagnol Juan Ruiz de Alarcon (1581-1639) (6).

À première vue, on dirait que les dramaturges s’inspirent les uns les autres puisque Le Menteur proviendrait de La Verdad sospechosa et Il Bugiardo du Menteur. L’auteur espagnol serait le moteur d’inspiration de Corneille. Puis, Corneille serait, à son tour, celui de Goldoni.

Mais qu’en est-il vraiment ?

En France, des études ont bien saisi la différence entre la pièce espagnole et la pièce française.

La Verdad sospechosa (La Vérité Suspecte) d’Alarcon est une pièce moralisatrice et le menteur (Don Garcia) fini par être puni de ses mensonges en devant épouser celle qu’il n’aime pas.

En revanche, Corneille, comme l’affirme Antoine Adam, « supprime la leçon. Son Dorante n’est guère puni, car s’il est obligé de renoncer à Clarice et d’épouser Lucrèce, il venait de découvrir que celle-ci était bien plus belle que son amie. Pour la leçon, elle est en vérité plaisante et d’une désinvolture charmante » (7).

En supprimant la leçon moralisatrice, Corneille fait de Dorante l’incarnation d’une nouvelle sorte de menteur. Et, très probablement, le grand succès que rencontre cette pièce est dû à la nouveauté du personnage : un véritable inventeur d’histoires et inconditionnel rêveur.

Ce nouvel « inventeur d’histoires » a sûrement séduit le célèbre dramaturge italien Carlo Goldoni (8). Mais Il Bugiardo (9) n’est pas une traduction de l’œuvre de Corneille : c’est une pièce de théâtre en trois actes et dont la plupart des prénoms des personnages sont empruntés à La Commedia dell’arte.

En rapprochant ces deux œuvres, le premier réflexe est bien sûr celui de tisser un lien entre les deux menteurs, voire, de rechercher une quelconque évolution entre le personnage de Corneille et celui de Goldoni.

Néanmoins, je pense qu’il est plutôt intéressant de rechercher les origines du nouveau menteur de Corneille, qui pourrait remonter à la dramaturgie antique.

Bien que Corneille et Goldoni indiquent chacun l’origine de leurs pièces, on ignore leur lien avec les dramaturges latins et grecs.

Il existe pourtant une œuvre majeure de Titus Maccius Plautus (10) (Plaute), intitulée Pseudolus (11). Pseudolus, personnage principal et serviteur du jeune amoureux Calidoro, brille par ses stratagèmes et n’a que faire de l’autorité. C’est un orateur habile, il sait convaincre comme personne. C’est le Servus callidus par excellence : le serviteur astucieux, malin, provenant de la comédie nouvelle grecque (Ménandre).

En français, le titre de l’œuvre de Plaute Pseudolus est traduit par L’imposteur (12), insistant d’emblée sur la connotation très négative du personnage, à la morale douteuse, se rapprochant plutôt de la pensée d’Alarcon qui souhaitait dégoûter le public du mensonge.

Et en Italie, tout dernièrement, depuis décembre 2023, le Pseudolus est à l’affiche, avec le sous-titre il bugiardo di Plauto (13). En effet, le mot latin pseudolus correspond à l’italien pseudolo qui signifie bugiardo (menteur), et non impostore (imposteur), revendiquant ainsi l’intention première de l’auteur latin au public italien.

Corneille et Goldoni ne créent pas un nouveau menteur : ils rétablissent plutôt ce lien direct avec Pseudolus, bien préservé en langue italienne, pour reproposer le type antique du Servus callidus.

Pseudolus (de Plaute), Dorante (de Corneille) et Lelio (de Goldoni) partagent de nombreuses affinités car ce sont de brillants inventeurs d’histoires et d’irréfrénables orateurs.

Pseudolus, Dorante et Lelio sont chacun des auteurs en puissance et ils symbolisent l’artiste qui crée à partir de rien : la « comédie n’est finalement qu’un leurre pour faire comprendre au public qu’il est lui aussi victime de mensonges : ceux de l’auteur » (14).

Cette caractéristique antique du menteur nous fait remonter à la source créatrice du théâtre, « à la réflexion sérieuse sur l’art du théâtre. […] Le spectateur est soumis à une double strate de mensonges, qui correspond à la double énonciation propre au théâtre » (15), tout en participant à la célébration du spectacle vivant qui se déroule sous ses yeux.

Valérie T. Bravaccio

 

(1) Le Menteur, Corneille, Dossier par Aurélia Claudios et Yasmine Loraud, ClassicoLycée, Paris, Belin-Gallimard, 2024, p.185. Cette pièce continue encore de nos jours à être représentée :

https://www.theatredepoche-montparnasse.com/spectacle/le-menteur/.

(2) Carlo Goldoni (1707-1793)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Carlo_Goldoni

(3) Carlo Goldoni, Il Bugiardo, Torino, Einaudi, 1963. Préface de G. D. Bonino, p.5-8

(4) Pierre Corneille (1606-1684)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Corneille

(5) Écrite entre 1618-1628, jouée une première fois vers 1624, publiée en 1634. https://www.universalis.fr/encyclopedie/juan-ruiz-de-alarcon/4-l-oeuvre/

(6) Juan Ruiz De Alarcon (1581-1639) https://fr.wikipedia.org/wiki/Juan_Ruiz_de_Alarc%C3%B3n_y_Mendoza

(7) Le Menteur, Corneille par Pierre Voltz, Paris, Classiques Bordas, 1995, p.11-23.

(8) Le dramaturge italien a dû se rendre plusieurs fois en France avant 1762, année de son exil

https://www.comedie-francaise.fr/fr/actualites/goldoni-et-le-maletendu-francais#

(9) Carlo Goldoni, Il Bugiardo, Torino, Einaudi, 1963. Préface de G. D. Bonino, p.5-8

(10) https://fr.wikipedia.org/wiki/Plaute

(11) https://it.wikipedia.org/wiki/Pseudolus

(12) https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Imposteur_(Plaute)

(13) https://www.teatroarcobaleno.it/stagione-2023-2024/

et https://www.centroteatralemeridionale.it/articolo/post/235410/pseudolus-(il-bugiardo)-di-plauto

(14) Le Menteur, Corneille, Dossier par Aurélia Claudios et Yasmine Loraud, ClassicoLycée, Paris Belin-Gallimard, 2024, p.188

(15) Idem



  • Vu: 471

A propos du rédacteur

Valérie T. Bravaccio

 

Valérie T. Bravaccio est enseignante certifiée d’italien à l’académie de Versailles.

Elle est l’auteure d’une Thèse de doctorat sur le lyrisme de Edoardo Sanguineti (2007) et d’une Maîtrise sur la traduction en français des poésies de Giorgio Caproni (2001).

Elle a contribué à De la prose au cœur de la poésie (2007) entre autres sur Charles Baudelaire.