Requiem pour une ville perdue, Asli Erdoğan (par Jean-François Mézil)
Requiem pour une ville perdue, mai 2020, trad. turc, Julien Lapeyre de Cabanes, 135 pages, 17 €
Ecrivain(s): Aslı Erdoğan Edition: Actes Sud
Amateur de déroulés classiques et de textes bien balisés, s’abstenir.
Dans ce livre, la phrase va où bon lui semble, de préférence en territoire poétique. Elle trotte, elle galope, c’est un cheval sans selle épris de liberté (un cheval turc ?).
Plusieurs mouvements composent ce requiem dédié à une ville perdue. Requiem, certes. Mais la ville ? Istanbul s’impose. « Cette ville affublée de presque autant de noms qu’on en a donnés à Dieu ». « Ce ghetto qui parlait mille langues ». Mais ne comptez pas trop y flâner. Le temps de remonter quelques « raidillons étroits » de Galata, de descendre des « ruelles à pic », d’approcher, sans nous y arrêter, la rue où Asli a « vécu autrefois », d’aborder de loin « les froides entrailles de la ville » pour y croiser « voleurs, ivrognes [et] entraîneuses », nous rebouclons déjà notre valise. Après cette escapade de quelques paragraphes dans Beyoğlu, pendant laquelle le rêve a replié ses ailes, nous voici ramenés vers des contrées sans noms. On est donc aussi bien à Paris, à Londres ou à Vienne. La ville est surtout prétexte à exil et sert d’écrin aux phrases.
Car les rues où Asli Erdoğan nous convie sont pavées de syllabes, et se perdent et nous perdent « sur l’aride terrain des mots » – des mots « comme des os surgissant de sous la terre » ; qui lancent vers nous « de vieux cris usés, tendus, irréels ». Nous nous élançons « sur les chemins tortueux de l’éternité » et sommes embarqués « sur la piste d’un rêve », qui conduit nos pas vers « ce qui depuis longtemps a disparu ». Un lieu qu’elle fouille obstinément de page en page, à la recherche d’on ne sait quoi. Un lieu où les nuits « ressemblent à une ruelle infinie dont la pente s’enfonce », dans « ce pays qu’on appelle la vie », ce pays où « les morts bourgeonnent » et où les pierres, à défaut de crier, fleurissent.
Dans quoi ce requiem puise-t-il ses racines ? Dans la Genèse ? Dans le prologue de Saint Jean ? On peut le penser en première impression : « Autrefois […] était la lumière. Et le verbe ».
Un livre qui tourne (gravite) autour d’un sujet principal, la solitude – comme fait une planète qui suit son orbite.
Solitude de l’écrivain (« Si j’ai passé toute la nuit devant des pages blanches, c’était pour m’entretenir avec ma solitude »).
De la femme blessée (« L’amour qu’un jour tu m’as donné […] a fondu tel un flocon de neige miraculeux dans la main d’un enfant qui voulait l’admirer »).
Un livre aussi sur le rapport au temps : « je suis le corps qui accouche du temps ». Fugace retour sur l’enfance (« J’ai été innocente autrefois »), fait d’une unique confession : l’apprentissage de la lecture.
Un livre sur l’oubli : « Tu marches dans ces rues qui autrefois étaient les tiennes ». Dans un monde aux « tracés rouge sang des frontières ». Le sang, en effet, a sa part et coule sur bien des pages. Sang du premier meurtre : « un homme tua son frère ». Sang du Christ en croix : « le sang se mélangea à l’eau » (autre référence à Saint Jean). Sang « au parfum de roses sauvages ».
Un livre qu’il faudrait lire à la lueur d’une bougie volée à un tableau de Georges de la Tour.
Un livre sorti d’une prison de femmes : « Entassées, côte à côte, épaule contre épaule ». Évasion par le rêve. Baigné d’obscurité, flirtant avec la mort : « Comme l’ombre suit la lumière, la mort poursuit l’élan de vie ». L’écriture étant vue comme une promenade « dans le cimetière des mots ». Des mots à qui il faut crier Réveillez-vous !
Un livre qui navigue entre je et tu. Qui change de rythme. Qui revient en arrière. Et boucle inlassablement sur lui-même. Se love, s’invagine et finit par se taire ; et nous fait don, en nous quittant, « d’une autre histoire, d’un nom différent, d’un silence inédit ».
Jean-François Mézil
Asli Erdoğan vit aujourd’hui à Berlin. Son œuvre traduite en français est publiée aux éditions Actes Sud. Le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes lui a été remis à Paris en 2018 (source, Actes Sud).
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