Repose en paix, Aleilton Fonseca
Et voici cette vieille pierre tombale, devant laquelle je me signe. Je viens seul pour cet ultime pèlerinage. Je suis de retour, après être parti si loin. J’étais las de cette longue fuite. Je me souviens encore de la tombe toute neuve, des inscriptions gravées dans le marbre, des bordures trahissant le travail de l’émeri. La pierre polie avec une méticulosité d’artisan portait une épitaphe sobre inscrite en creux.
À présent la pierre tombale est recouverte par la moisissure, la saleté délimite les formes ciselées d’un nom. Les lettres érodées m’émeuvent.
Ci-gît Clément, ce fut un adorable enfant.
Qu’il repose en paix.
1935-1950
Aujourd’hui Clément aurait soixante-cinq ans. Cette date est restée gravée dans ma mémoire, comme un nœud qu’on n’arrive pas à défaire. Voilà cinquante ans qu’il est mort ! Combien de choses ont été vécues, alors que mon ami gisait là. Je reste pensif et je revis nos expériences communes, le faisant aller et venir dans le temps, comme un naufragé à la dérive. Ces mots sont difficiles à écrire, mais je me dois de les exhumer. J’ai couru le monde sans trouver la tranquillité que je cherchais, moi aussi j’ai besoin de reposer en paix.
Je rends visite à Clément, mon défunt ami d’enfance. Oui, vraiment c’était un enfant adorable. Quel excellent homme il aurait fait ! Ami et voisin, il m’aidait à faire mes devoirs, moi qui étais si mauvais en calcul, en verbes et en conjugaison. Après quoi, il nous restait du temps pour les jeux. Parfois, je m’amusais à gravir une butte escarpée, mais sans lui, car sa mère lui défendait de prendre aucun risque. Je gravissais en sueur les marches grossièrement sculptées dans l’argile. Clément me regardait d’en bas, attendant que je redescende. Arrivé en haut, sous un soleil ardent, ma sueur s’évaporait plus vite encore. J’étais heureux de contempler la rivière, qui sillonnait à travers la forêt de mangroves. D’en haut, on la voyait bien. J’aurais tellement voulu que Clément ait vu ce paysage formé par les cours d’eaux et les palétuviers, mais il n’en avait jamais eu le courage.
En montant la butte, on arrivait à une carrière exploitée par mon père. Celui-ci y travaillait tous les jours, creusant et amassant l’argile pour ensuite la jeter au pied de l’éminence. À chaque fois que mon père revenait, il me fallait redescendre, sans broncher.
Mon père vendait cette argile. Camionnettes, charrettes et brouettes affluaient. Les clients, qui habitaient les environs, venaient acheter cette terre rouge, qu’ils mélangeaient au plâtre et aux enduits utilisés dans la construction de leur maison et de leurs murs. L’argile devenait nourriture sur notre table.
Voici comment mon père procédait : il arrachait d’abord des mottes au moyen de sa binette, il les émiettait puis il laissait la terre glisser le long d’une légère déclivité jusqu’à une sorte de bassin creusé dans le sol, juste au bord de l’escarpement. Le tuf se détachait facilement, la terre s’amoncelait très vite. Il fallait prendre les précautions appropriées ! L’argile s’accumulait jusqu’à former un énorme tas, qui défiait la gravité. Lorsqu’un amas suffisamment volumineux s’était formé, il suffisait de faire un bond de côté, la terre semblait prendre son essor et elle dévalait l’escarpement. Elle serpentait en glissant le long d’un passage lisse bordé de pierrailles. Ce petit saut de rien du tout était la meilleure partie du travail. C’était divertissant de voir l’argile descendre par ce sillon naturel creusé dans la butte, où elle s’affinait au fur et à mesure pour devenir presque poussière. Mon père frottait ses mains calleuses pour atténuer l’ardeur. Ensuite, une fois en bas, il rassemblait la terre au moyen de sa pelle et de sa binette. Cela avait l’air amusant, mais il suait tant et plus, et certainement avait-il mal aux bras et aux jambes. Les nuages compatissants repoussaient parfois l’insensible soleil qui brûlait le visage du vieux.
Lorsque j’étais au sommet de la butte, Clément restait en bas à m’espionner avec la curiosité d’un ami. Nous étions inséparables, surtout pour les jeux de balles, où l’on faisait presque toujours du un contre un. Soit c’était des parties de foot dites fermées que nous disputions en nous dribblant l’un l’autre, chaque but étant délimité par deux grosses pierres, soit c’était des parties dites ouvertes, où l’on s’autorisait les tirs directs et les reprises en cas de rebond de la balle.
Et il y a eu ce jour… J’étais au sommet de la butte, il m’exhortait à descendre pour venir jouer au ballon. Je l’incitais à me rejoindre :
– Monte, viens voir les rivières.
Clément n’avait décidément pas le courage de gravir la butte, il avait peur de tomber en montant les marches creusées dans la terre. Il me rétorquait alors :
– Viens, toi, descends. On va jouer au ballon.
Nous avions le même âge. Clément était plus avancé que moi à l’école, il faisait partie des meilleurs élèves. Il connaissait beaucoup plus de choses que moi, notamment en matière de football. Il était le supporter d’une grande équipe de Rio, il écoutait tous les matches à la radio ; car son père en possédait une à piles. Il n’en ratait pas un seul. Il essayait en vain de me convertir, mais je ne sais pas pourquoi je suis devenu sympathisant d’une autre équipe, peut-être parce que je trouvais amusant de le contredire. Clément m’avait appris que cette année-là, il y aurait la Coupe du Monde à Rio de Janeiro. On avait construit un stade gigantesque et le Brésil serait champion du monde. Il gagnerait une coupe en or ! Il me disait tout cela d’un seul trait, et je l’écoutais, bouche bée. C’était incroyable : le foot, ce n’était pas seulement notre quotidien, c’était aussi quelque chose d’important, qui existait pour de vrai, comme cette Coupe. En outre, c’était déjà le mois de juin. Il restait peu de temps avant le début du tournoi. On avait prévu de suivre les matches ensemble à la radio. Sûr de lui, mon ami avait alors parié : « Si le Brésil n’est pas champion, je monte la butte ».
J’allais jusqu’à souhaiter la défaite du Brésil pour le simple plaisir de voir Clément gravir la butte et pouvoir ainsi admirer avec lui dans toute leur longueur les rivières qui se rencontraient au loin dans le dédale de mangroves. C’était quelque chose que je voulais montrer à mon meilleur ami.
– Descends maintenant, viens jouer au foot ! – insistait Clément.
J’allais descendre, mais il y avait un énorme tas d’argile, que mon père n’avait pas eu le temps d’évacuer. Le soleil tapait fort. La terre, asséchée, n’était plus gluante, de sorte qu’elle était prête à être précipitée du haut de la butte. Et soudain, c’est ce qui s’est passé ! J’ai vu la terre rouler à toute vitesse le long de l’escarpement jusqu’au bas de la butte. J’ai sursauté, en criant :
– Clément ! Un bloc de terre est tombé ! Tout va bien en bas ?
Il s’est fait un silence qui glaçait mon âme, cette froidure à l’intérieur de moi qui aujourd’hui encore me brûle. J’ai gagné le bord de l’escarpement en faisant attention à ne pas tomber moi aussi. J’ai vu l’amas de terre au pied de la butte, de la pierraille éparpillée… Quelques rares graviers glissaient encore. Et puis c’était tout. Mon cœur a bondi dans ma poitrine ! Je dévalais les marches sommairement creusées dans la terre. En bas, le désastre m’attendait !
Clément avait disparu. Mais je savais qu’il était sous le bloc d’argile. Au désespoir, je descendais les marches et d’où j’étais, je voyais l’atroce tableau, le tas de terre et rien de plus. Arrivé en bas, je me suis mis à creuser éperdument. Ma voix étranglée, dans un soupir, se réverbéra en un immense cri muet. Le bruit occasionné par la chute de l’amas de terre et mes cris ont alerté les travailleurs des environs.
– Il y a un enfant en-dessous ! – ai-je crié plusieurs fois.
Il y a eu un charivari et nous nous sommes tous mis à creuser avec nos mains. Une petite foule s’est attroupée, on a averti la mère de Clément. Frappée de stupeur, elle doutait que son fils fût enterré là-dessous. Elle voyait seulement un énorme pan de terre qui s’était détaché. En outre, elle lui avait interdit d’aller dans cet endroit dangereux. Elle n’arrivait pas à réaliser ce qui se passait. Elle est partie en courant et en criant, dans un état de panique croissante.
– Clément ! Où es-tu mon fils, pour l’amour du Ciel ?
Les hommes m’ont regardé, perplexes. Ils se sont arrêtés. Je confirmais que Clément se trouvait sous la masse de terre. Celle-ci était suffisamment volumineuse pour occasionner un accident grave. Après un moment de stupeur, les ouvriers ont repris les recherches, en creusant avec leurs mains et leurs pelles. Nous étions en sueur à cause de l’effort et de l’angoisse.
J’avais raison. Un bras est bientôt apparu, puis une tête, inclinée sur le côté : son corps revenait à la lumière. Madame Salete s’est jetée sur son fils, elle a retiré la terre de ses yeux, de sa bouche, de ses cheveux, elle cherchait son haleine, qui n’existait plus. Elle soufflait et respirait dans sa bouche jusqu’à perdre haleine à son tour. Elle pleurait atrocement, accablée de douleur. Je me suis éloigné, vidé, complètement désorienté. J’étais comme absent, je n’ai pas pu assister aux autres actes de la tragédie.
Je suis resté dans cet état. Je n’ai pas entendu de près les cris de Madame Salete. J’ai senti qu’elle me détestait au loin ; elle devait me darder un regard terrible du fond de cet abîme que cette perte avait creusé en elle. Complètement renfermé sur moi-même, la gorge nouée de chagrin, je restais interdit. J’avais la tête baissée, les yeux remplis d’angoisse.
Aujourd’hui encore, je ressens au fond de moi le fourmillement frénétique de cette journée. Ma douleur s’est peu à peu apaisée peut-être grâce à ce remède que sont les mots. On avait veillé mon ami tout près d’ici. Je n’y étais pas allé. Une étrange sensation s’était emparée de moi, elle m’asséchait la bouche, m’empêchait d’entendre. J’avais beau me laver les mains, je les sentais toujours sales de cette terre qui s’était farouchement jetée sur le corps de Clément.
Je ne suis pas allé à l’enterrement. Je n’avais pas assez de force dans les jambes. Au lieu d’accompagner leur cortège, où étaient apparus plusieurs enfants de notre âge qui chahutaient, j’avais préféré rester retranché au fond de mon jardin. Assis sur un tronc de bananier mort, je méditais sur le néant. Occupés à prodiguer explications et réconfort, mes parents ne mesuraient pas ma peine. Et plus tard, ils ne m’ont pas non plus posé de question, ni même adressé la parole. Ils se sont contentés de m’observer, en silence toujours, confiants dans les vertus du temps qui passe.
Les jours passaient, et je n’arrivais plus à monter la butte. Mes jambes tremblaient, les marches en terre semblaient être des bouches qui voulaient me happer. Dès lors, je me suis mis à surveiller mes propres changements : je creusais à l’intérieur de moi-même, retournant la terre et la pierraille au fond de mon âme.
Plusieurs jours plus tard, faute de savoir où aller, j’ai fini par gagner le cimetière. Au fond, j’avais envie de retrouver Clément. Je voulais lui fournir des explications. J’ai cherché parmi les pierres tombales les plus récentes, et j’ai enfin retrouvé mon ami. J’ai alors épelé l’inscription sur le marbre ; la phrase si fraîchement gravée ravivait ma tristesse.
Les mots prenaient forme à l’intérieur de moi, mais je les enterrais sous le silence. Un énorme poids m’accablait. Revenu chez moi, je me suis abîmé dans une sensation de vide, je me suis renfermé sur moi-même en ressassant mon secret. Quelques jours plus tard, j’ai pleuré, assis devant la radio, alors qu’on annonçait qu’un autre pays s’était arrogé la coupe en or à laquelle mon ami avait tant aspiré. Il avait perdu son pari, je l’imaginais gravir l’escarpement avec moi pour, une fois au sommet, admirer la beauté des rivières et des mangroves.
Le temps est passé et j’ai affronté à nouveau la butte, petit à petit. J’ai commencé l’escalade, marche après marche. Après avoir conquis le sommet, j’ai passé des heures à regarder le paysage que Clément ne contemplerait jamais. J’ai alors pressenti que je n’étais pas la même personne, car rivières et mangroves semblaient plus lointaines.
Ah, Clément, pourquoi suis-je retourné ici ? Je suis de retour, après être parti loin, pour te rendre visite et te faire une confession. J’avais besoin d’apprendre à raconter pour pouvoir avouer ma négligence. Ce jour-là, il y avait un tas d’argile, non loin du bord de l’escarpement. Tu m’as demandé de descendre pour aller jouer avec toi. Alors que je posais plus lourdement le pied par terre, j’ai perdu mon équilibre et j’ai heurté violemment le tas d’argile, qui s’est détaché, allant rejoindre en roulant un bloc de terre au bord de l’escarpement. Ce dernier a basculé de tout son poids et a dévalé l’escarpement à toute allure. Davantage : j’ai vu une avalanche rouge qui, défonçant la bordure, manquait de m’emporter avec elle. J’ai fait mille fois ce cauchemar. Un faux pas et l’argile est soudain devenue vivante, dévalant mortellement la butte.
Je suis là à nouveau, devant ta tombe, tant d’années plus tard. Nous sommes amis, nous voilà réunis encore une fois. Toi, Clément, un enfant dans la lumière de la mort. Moi, un homme usé, dans l’obscurité de la vie. Je suis venu de très loin, après une vaine fuite. Je suis venu déterrer ton nom de ma mémoire, et sur cette pierre et ce corps je grave l’aveu de mon éternelle et innocente faute.
Traduit du portugais (Brésil) par Stéphane Chao
Aleilton Fonseca est né en 1959 dans l’État de Bahia au Brésil. Il vit actuellement à Salvador et enseigne la littérature brésilienne à l’Université d’État de Feira de Santana. Son œuvre a été distinguée par plusieurs prix littéraires et nombre de ses textes poétiques et en prose figurent dans des anthologies comme Traversées/Travessias (Québec, 2008) et Traversée d’Océans, Voix poétiques de Bretagne et de Bahia (France, 2012). Il a écrit notamment : Nhô Guimarães (2006), Les marques dufeu et autres nouvelles de Bahia (France, 2008), O pêndulo de Euclides (2009), A mulher dos sonhos (2010), Memorial dos corpos sutis (2012), As marcas da cidade (2012), O arlequim da Pauliceia(2012), La femme de rêve (Canada/Québec, 2012) et Il sapore delle nuvole (Italie, 2015). Il a participé en France à des colloques littéraires et a publié articles et poèmes dans les revues Latitudes, Cahiers lusophones (Paris) et Autre Sud (Marseille). Il est membre du PEN Club du Brésil, de l’Union Brésilienne des écrivains et de l’Académie des Lettres de Bahia.
- Vu : 1974