René Girard, philosophe politique, malgré lui, Une théorie mimétique des sociétés politiques, Jean-Marc Bourdin (par Gilles Banderier)
René Girard, philosophe politique, malgré lui, Une théorie mimétique des sociétés politiques, 264 pages, 28 €
Edition: L'HarmattanAux yeux du monde universitaire et intellectuel (deux réalités qui sont loin de se confondre), René Girard a commis un triple péché. D’abord, il s’est éloigné de sa formation académique de départ – l’École des Chartes (où il soutint une thèse d’archiviste-paléographe sur Avignon à la fin du Moyen Âge) – pour naviguer (ou dériver, diront certains) vers la littérature comparée, puis l’anthropologie, mais sans rompre pour autant avec la littérature (une grande partie de son œuvre consiste en analyses de textes célèbres). Au lieu d’enseigner la littérature comparée dans quelque faculté provinciale, Girard fit toute sa carrière aux États-Unis où sa pensée fut, d’une manière ou d’une autre, reçue (le Gran Torino de Clint Eastwood est un film girardien). Quelques décennies plus tôt, un autre comparatiste de génie, Georges Dumézil, fut invité à faire carrière en Turquie, parce qu’il n’y avait pas de place pour lui en France. Être normalien et agrégé de lettres vous destine à enseigner Racine dans un lycée et non à étudier au fin fond de l’Anatolie des langues caucasiennes imprononçables. Dumézil finit par forcer le destin, mais hors de l’institution universitaire.
Ensuite, René Girard a proposé une explication globale, unificatrice, non seulement des faits sociopolitiques actuellement observables, mais encore de l’histoire humaine dans son ensemble, « depuis la fondation du monde ». Enfin, et comme si ce qui précède ne suffisait pas, il a placé au centre de sa réflexion la révélation chrétienne et sans doute est-ce ce qu’on lui pardonne le moins. La théologie, dont le domaine n’avait cessé de rétrécir depuis le Moyen Âge et qu’on avait assignée dans des facultés spéciales d’où elle était priée de ne plus sortir (et, de fait, la médiocrité de la production universitaire française en matière de théologie est consternante), revenait par la grande porte. L’Académie française ne s’y est pas trompée, où Girard fut appelé pour remplacer un ecclésiastique. René Girard passe avec raison pour un penseur catholique, mais on doit garder à l’esprit que c’est la pente de ses travaux qui l’a amené à se convertir (voir l’entretien accordé au mensuel La Nef en juin 2004. Ce même mensuel a publié en février 2008 un dossier et un texte inédits, non mentionnés dans la bibliographie du présent ouvrage).
Du côté de l’Université française, on ne peut pas dire que le ressentiment corporatiste se soit apaisé. « Chez nous, aujourd’hui comme hier, les anthropologues sont des agrégés de philosophie qui font du terrain, et qui sont donc moins susceptibles d’être séduits par des théories telles que celles de Girard », écrivait Philippe Descola dans un article du Monde (20 janvier 2011, cité p.166). Il sera intéressant de voir si se vérifiera avec Girard le processus que George Steiner décrivait à propos du maître à penser du Pr. Descola : « Sauter de l’échelle d’une monographie à un modèle universel du fonctionnement de l’esprit humain, ériger une vaste théorie de l’esprit et de l’évolution sur une base aussi fragile, c’est abandonner les idéaux de la science. […] C’est un genre de constellation que nous reconnaissons : un spécialiste s’élève au-dessus de sa discipline technique et devient très célèbre ; les collègues qu’il a laissés derrière lui serrent les rangs et le rejettent en faisant la moue. […] Les choses ne s’adoucissent pas quand la nouvelle “star” s’exaspère de la mesquinerie, de l’esprit de clocher, de ses anciens pairs».
En ceci qu’elle aspire à une explication totale des faits observés, la pensée de René Girard possède une dimension politique, que son auteur n’a pas eu le temps de dégager entièrement ; ce à quoi s’emploie Jean-Marc Bourdin. Girard fut par toutes ses fibres un anti-moderne, un pessimiste hobbesien refusant les reconstitutions sucrées de Rousseau. Dans un entretien fameux au Spiegel, en 1966, Heidegger déclarait que seul un dieu pouvait encore sauver l’humanité. Girard pensait la même chose. Rivalité mimétique et violence naquirent en même temps que le premier groupe humain. Bourdin note que la découverte des « neurones-miroirs » semble fournir une validation scientifique au principe de rivalité mimétique (même s’il est toujours aléatoire de vouloir « prouver » une théorie philosophique grâce aux sciences dites « dures », en fait plus malléables qu’on ne le croit). On a pu ignorer Girard, le mépriser ou s’en moquer, mais l’a-t-on réellement réfuté ? La société de consommation (qui crée le produit et le désir du produit) et d’égalitarisme constitue le royaume en apparence enchanté du désir mimétique, mais conduit à la rancune et à la frustration. Bourdin étudie l’application des théories girardiennes à la politique internationale, en convoquant des penseurs comme Georg Simmel ou Carl Schmitt. C’est là que le bât blesse. Tous ceux qui se sont occupé de littérature comparée le savent : le choix des textes de départ importe autant que l’exercice de la comparaison proprement dit. Or les éclairages que Bourdin apporte en faisant intervenir des auteurs tels que John Rawls ou David Galula (quel que soit leur intérêt par ailleurs) ne sont pas les mieux choisis. Girard aurait dû être confronté à des penseurs comme Julien Freund (rapprocher les pages 168-169 et La Fin de la Renaissance), Pierre Boutang, ou au Bossuet de la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte.
Gilles Banderier
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