Rendez-vous à Crawfish Creek, Nickolas Butler
Rendez-vous à Crawfish Creek, octobre 2015, trad. anglais (USA) Mireille Vignol, 313 pages, 19 €
Ecrivain(s): Nickolas Butler Edition: Autrement
Nickolas Butler (1979) a gagné ses lettres de noblesse littéraires auprès de tous les amateurs d’americana avec Retour à Little Wing (2014, réédité cet automne dans la collection Points), un grand, très grand roman sur l’Amérique profonde chérie de Springsteen, Mellencamp ou Jurado, pas celle des cinglés de la gâchette persuadés que quiconque ne bâfre pas ses trois livres de viande par jour et n’a pas un flingue dans chaque pièce de la maison est un barbare à civiliser ou éradiquer. Ce roman est, au même titre que les meilleures des chansons des trois musiciens cités en comparaison, une sorte de flambeau qui peut accompagner longtemps qui s’y est attaché.
Cet automne, l’actualité de Nickolas Butler est double. Outre la réédition en collection de poche de Retour à Little Wing (on ne le dira jamais assez : un roman à lire et chérir), il y a la publication de son premier recueil de nouvelles, Rendez-vous à Crawfish Creek. Soit dit en passant, on peut remarquer la confiance, voire la foi de l’éditeur français en ce jeune auteur américain, puisque ce recueil est traduit environ cinq mois après sa publication en anglais.
Puisque la musique joue un rôle essentiel dans de nombreuses histoires écrites par Butler, on s’amusera aussi d’une analogie : publier d’abord un roman puis un recueil de nouvelles, ce serait comme si un groupe sortait d’abord un album puis des singles… Passons, et occupons-nous plutôt de ce que racontent ces histoires et de leur qualité littéraire.
Ces histoires, à peu de choses près (mais qui, en fait, en sont beaucoup…), on pourrait dire qu’on les connaît ; en effet, Butler s’inscrit dans une généalogie coutumière aux amateurs de littérature nord-américaine, où l’on trouve des nouvellistes de la trempe de Carver, Salter ou Banks, des auteurs capables d’offrir des tranches de vies banales, les tranches et les vies, tout en montrant ce qu’elles ont d’exceptionnel à un moment exact, un moment à capturer, un moment à se remémorer. Comme ses illustres prédécesseurs, dans les pas desquels il s’inscrit tout en étant identifiable, Butler semble en effet capable de saisir le moment de folie pure dans une vie, le moment où l’extrême, même s’il n’est pas atteint, est envisagé, ce qui suffit parfois à éclairer ou assombrir une existence. Comme le dit la traductrice Mireille Vignol, la personne qui ouvre Rendez-vous à Crawfish Creek a l’« impression de dérober des aperçus de vie, d’être conviée à un moment précis pour observer des tranches de vie singulières ».
En termes de filiation littéraire, Butler offre lui-même une piste, en plaçant son recueil sous le signe d’un autre auteur majeur de la littérature américaine des cinquante dernières années, Cormac McCarthy, dont une citation sert d’épigraphe à Rendez-vous à Crawfish Creek : « La Bible raconte que les doux posséderont la terre, et j’imagine que c’est sans doute la vérité. Je suis pas un libre-penseur, mais je vais vous dire un truc. Je suis loin d’être convaincu que ce soit une bonne chose ». Façon comme une autre de dire : ces histoires parleront de « doux », de ceux qui ne recourent pas à la violence, chacun selon ses modalités ; pour autant ces « doux » connaissent des instants d’égarement, peuvent même tuer par accident ou par volonté.
Quoi qu’il en soit, pour raconter chacune de ces « tranches de vie » situées dans le Midwest, Iowa, où l’auteur a écrit, ou Wisconsin, où l’auteur vit, probablement, Butler adapte son style et son ton, ce qui peut désarçonner au début, donner une impression de collage malhabile, puisque le lecteur vogue de la quasi poétique relation grand-père-petit-fils de Un Goût de Nuage à la rudesse crue, à la violence sourde du décompte horaire de Brut Aromatique, de l’amitié élégiaque de Sven & Lily au laconisme saltérien de Les Restes, de la brutalité de la nouvelle Rendez-vous à Crawfish Creek à l’espérance un rien désabusée des Pommes ; mais, comme indiqué, un fil rouge conduit ces nouvelles, celui de vies que rien ne peut broyer, même la maladie (deux des nouvelles ont pour personnage principal quelqu’un atteint d’une maladie incurable et qui commet un geste incommensurable avec le reste de sa vie), des vies qui parfois touchent au sublime et sont pour cela seules remarquables.
Dans ces nouvelles, des questions sont soulevées, relatives à comment éduquer un enfant, que lui transmettre, ou à la nature et la profondeur de l’amitié virile, ou au traumatisme subi lorsqu’on revient d’Irak, le tout sans offrir de réponse définitive (ce n’est de toute façon pas le rôle de la littérature, sauf la mauvaise), sans poser aucun jugement sur les personnages, autre caractéristique des plus grands nouvellistes nord-américains : Butler est ainsi capable de montrer ses personnages « jetant leurs canettes vides dans les fossés » sans rien ajouter, et, dans le fil de la narration, ce geste est tellement naturel, comme quasi tous les gestes posés dans ce recueil de nouvelles, qu’on l’accepte comme faisant partie de la vie.
Tout cela serait banal et convenu si Butler n’avait pas une plume solide, capable de dire la réalité en toute précision avec d’occasionnels éclairs de beauté ; ainsi de cette description d’une plongée sous la glace : « Elle fut plongée dans le noir – au-dessus d’elle, un plafond de lumière blafarde, diffuse. Il n’y avait que le trou, la lueur floue de quelques lanternes et des mouvements troubles. La panique la gagna ; incapable de trouver Pieter, elle était suspendue mais coulait lentement dans un monde sans fond. Elle donna des coups de pied frénétiques et ne réussit qu’à se cogner la tête contre la glace, qu’elle touchait en cherchant un bord qui n’existait pas. Elle griffait la glace de ses mains gantées. Le noir se resserrait autour de son champ de vision. Puis : une main. Pieter ». Exactitude descriptive, exactitude du ressenti par le personnage ; tout tient la route, et ce n’est pas un mince compliment.
En conclusion, un recueil de nouvelles touchant à l’humain au fond de chaque lecteur par la grâce d’expériences qui, pour outrées qu’elles sont parfois (nous n’allons pas tous kidnapper un magnat pétrolier pour lui faire boire du pétrole brut…), donnent une solide impression de vécu. En cela, Butler est bien l’héritier des nouvellistes cités plus haut.
Didier Smal
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