Rencontre épistolaire avec Laurent Jouvet (par Philippe Chauché)
180 sermons de Maître Eckhart, Almora Editions, 2022, 1512 p. 45 €

Nouvelle traduction de l’intégrale de :
180 sermons de Maître Eckhart, Johannes Eckhart, Almora Editions, 2022, 1512 pages, 45 €
Ce livre est un évènement car il nous offre une nouvelle lecture des sermons du moine dominicain allemand (1260-1326) qui révèle la force naturelle de ses sermons, leur profondeur spirituelle, sa langue inspirée est d’une grande liberté.
« Les maîtres disent que lorsque le grain de blé meurt,
il perd sa forme, son aspect et son être.
Dans la mesure où le blé redevient minéral,
il n’est plus que capacité à recevoir.
C’est ainsi que l’âme doit mourir
pour pouvoir être capable de recevoir une autre nature.
Il est tout à fait nécessaire que tu te comportes,
dans toutes les choses qui t’arrivent,
comme si tu étais véritablement mort,
sinon Dieu ne deviendra jamais totalement ton propre être » (extrait de : Sermon 98, Si le grain de blé).
Philippe Chauché, La Cause Littéraire : Avant toute chose, comment est né ce projet de retraduire les sermons de Maître Eckhart et pour quelles raisons, les traductions existantes ne vous semblent pas à la hauteur de la pensée et du style du dominicain allemand ?
Laurent Jouvet : J’ai rencontré les sermons de Maître Eckhart dans les années 80, au monastère de la Grande Chartreuse où j’étais alors moine, dans la traduction de Jeanne Ancelet-Hustache (Seuil). Cette traduction a l’immense mérite d’exister et d’aller jusqu’au sermon 85 – à l’époque, la grande édition critique allemande n’allait pas plus loin. Mais voilà : je n’y comprenais rien, et je ne voyais surtout pas le rapport avec ma vie spirituelle sous un angle pratique. En plus, on rangeait Eckhart sous la rubrique « philosophe spéculatif médiéval » et non sous « mystique qui a quelque chose à faire sentir de l’expérience divine ». Il dit pourtant lui-même: « Si vous pouviez voir avec les yeux de mon cœur, vous sauriez que ce que je dis est vrai ». J’avais aussi lu un des grands ouvrages de l’Inde, le Yoga-sûtra, fait uniquement d’aphorismes, donc de phrases qui doivent s’éclairer d’elles-mêmes, et la lumière n’était pas venue du tout. Étais-je bête ? Devais-je lire et relire des commentaires pour commencer à comprendre quelque chose ?
Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai commencé à entrevoir le problème. Ces textes ont été prononcés par des personnes qui auraient donné leur vie pour que l’on saisisse la lumière qu’ils voulaient partager. Comment se fait-il qu’aujourd’hui les textes que nous avons nous semblent obscurs ? Un jour, en regardant le texte sanscrit du Yoga-sûtra, j’ai compris : c’était essentiellement une question de traduction. Les mots changent de sens au cours du temps. Et d’autre part, pour traduire un texte spirituel, surtout ancien, il ne suffit pas de connaître la langue que l’on traduit, mais aussi l’expérience qu’elle relate. C’est là où achoppent les traductions courantes.
Pour Eckhart, le problème est encore plus complexe, car ce que nous avons, ce sont des sermons qu’il a prononcés, qui ont été récoltés, compilés, traduits d’une langue à une autre, etc. L’original finit par blêmir sous des couches de vernis, chacune ayant son opacité.
L’autre problème avec Eckhart est le vocabulaire théologique de son époque. Je ne vous donnerai qu’un seul exemple. Le mot latin « voluntas », traduit par « wille » en allemand ancien et par « volonté » en français ne désigne pas, chez Eckhart, le fait de vouloir un acte et de le réaliser. La « voluntas » c’est l’amour, ce qui nous pousse à vouloir le bien. Aujourd’hui, on parlerait d’amour gratuit, inconditionnel. Donc, dans la plupart des textes d’Eckhart (mais pas que de lui), il faut traduire la « volonté de Dieu », que l’on entend souvent comme une volonté à l’image de la volonté humaine, par « l’amour totalement libre et désintéressé de Dieu ».
Lors de mes études de théologie, je ne comprenais pas comment on pouvait dire que « Dieu est pur intellect ». C’est que le mot n’était pas traduit correctement. Aujourd’hui, nous entendons « capacité de penser conceptuellement », ce qui est étrange quand on pense à Dieu.
Mon idée était donc d’offrir à des chercheurs spirituels une traduction qui rejoigne le langage qu’ils pratiquent au quotidien. Non pas dans une sorte de simplification réductrice, mais dans un retour à l’essentiel. Il ne faut jamais oublier que l’expérience de Dieu est immédiate, simple, accessible, directe, hors du langage.
C’est ce qui m’a poussé à me lancer dans l’aventure de traduction de ces 180 sermons. Beaucoup n’étaient pas encore édités, même en allemand contemporain. Les traductions contemporaines mettent leur point d’honneur à être « au plus près du texte ». Mais qu’est-ce que cela m’apporte d’avoir un décalque de l’allemand ancien ? Je préfère traduire « au plus près du sens ».
Ph. Chauché, LCL : Comment définiriez-vous la pensée du Maître Eckhart ? Faut-il rappeler qu’il fut condamné à Avignon par le pape Jean XXII, mais il serait mort avant sa condamnation, c’est la forme de ses sermons qui est mise en cause et certains sont jugés malsonnants, c’est-à-dire contraires à la bienséance. C’était sa liberté qui gênait ses accusateurs ?
Laurent Jouvet : La condamnation par Jean XXII, dans sa bulle in agro dominico se fait après la mort d’Eckhart, qui n’a donc pas pu se défendre, alors qu’il aurait très bien pu faire, car c’était un des plus grands intellectuels de son temps. Comme toujours, il aurait étayé sa pensée avec une multitude de témoins scripturaires. Mais il est toujours plus facile de juger quelqu’un qui ne peut se défendre. Ce procès, plus qu’un procès sur des idées, était sans doute un procès d’inquisition pour affaiblir l’ordre des Dominicains, dont Eckhart était l’une des têtes. La question dépasse de beaucoup Eckhart et l’inquisition. Il s’agit de la tension entre deux manières d’appréhender le divin. Thomas d’Aquin distingue la cognitio dei intellectualis, la connaissance intellectuelle de Dieu, qui est la théologie défendue par l’institution et la cognitio dei experimentalis, la connaissance expérimentale de Dieu, ce que les spirituels et les mystiques appellent l’union à Dieu. L’autre grande distinction, qui les recouvre, est l’incompatibilité entre la théologie positive (la théologie qui affirme des choses sur Dieu, par analogie avec des choses de ce monde) et la théologie négative qui dit que « de Dieu on ne peut rien dire, et tout ce qu’on dira sera faux » (Eckhart, à la suite de Denys). Eckhart était prêt à changer la formulation des phrases qui lui étaient reprochées, car il parle d’une expérience de Dieu, et non pas de concepts théologiques. D’ailleurs, l’inquisition avait pioché des citations à droite et à gauche, hors contexte.
Lorsque la bulle dit que certaines propositions sont malsonnantes, elle veut dire qu’elle ne recoupe pas les expressions scholastiques habituelles. Mais Eckhart, même s’il était un virtuose de la théologie scholastique, ne fait pas de la théologie dans ces sermons : il fait de la direction spirituelle. Il dira « Ce que je vous dis là, je n’en parlerai pas à l’université, mais je vous le dis pour votre élévation spirituelle ».
L’église catholique de l’époque craignait par-dessus tout qu’on pense autrement qu’elle et surtout qu’on puisse se passer d’elle. Elle traquait toute formulation qui aurait pu conduire à une pensée différente. C’est d’ailleurs ce qui a fait son histoire dès le début : une lutte acharnée contre les hétérodoxies (= penser autrement) que l’on cataloguait hérésies (= penser faux).
Ce qui gênait les censeurs, c’était sans doute qu’Eckhart proposait un accès direct et immédiat à Dieu, comme tout bon mystique. L’église a plutôt tendance à favoriser la médiation (des sacrements, de l’institution, des rites), comme toute religion. La tension entre une pensée religieuse, institutionnelle et une pensée spirituelle et mystique traverse toute l’histoire. Jésus en était un exemple frappant.
Lorsque Eckhart dit « Dieu n’est ni ceci, ni cela. Donc lorsque je ne suis ni ceci, ni cela… », il nous laisse compléter. Dans l’un des sermons où il dit cela, il précise : « Je ne vais pas plus loin, sinon vous pourriez me lapider ! ». C’était de l’humour, mais pas tant que cela. Oser dire qu’en se dépouillant de soi-même on plonge dans la Source de ce qui est (= « Dieu ») sans être distinct d’elle, cela ne peut pas plaire à des théologiens qui postulent l’absolue transcendance de Dieu, bien séparé de nous. Et pourtant, Jésus l’avait déjà dit : « Soyez “un” avec moi, comme je suis “un” avec le Père ». C’est on ne peut plus clair.
Ph. Chauché, LCL : Vous donnez dans l’ouvrage votre regard sur le texte, votre commentaire, pour quelles raisons ?
Laurent Jouvet : Le problème des textes anciens, c’est qu’ils viennent d’un milieu, loin de nous dans le temps et dans l’espace. Les us et coutumes ont changé, ce qui était évident pour une personne de l’époque d’Eckhart ne l’est pas nécessairement aujourd’hui. Il faut donc donner des clefs. Lorsque Jésus parle du « bon Samaritain » qui va soigner un homme attaqué par des brigands, alors qu’un prêtre et un théologien l’ont laissé sur le carreau, on s’extasie sur le « bon Samaritain », en oubliant qu’à l’époque de Jésus, les Samaritains étaient une branche du Judaïsme honnie et rejetée par le milieu d’où provenait Jésus. Il faut le dire pour comprendre la portée révolutionnaire d’une telle mise en scène de la parabole par Jésus. Il en est de même pour une multitude de non-dits théologiques ou historiques. J’ai mis beaucoup de notes, pour éviter les contresens que l’on pourrait inévitablement faire.
L’autre versant des « commentaires » que j’ai proposés, c’est de faire le lien avec l’expérience spirituelle, avec parfois des mots plus contemporains. D’ailleurs, je n’ai pas l’impression de commenter (ce qui reviendrait à imprimer mon sceau sur la matière que je traduis) mais plutôt d’essayer de faire émerger le sens, de le donner à entendre. Dans ce sens, je fais plutôt une analyse qu’un commentaire. Pour moi, le critère ultime, c’est de permettre à d’autres personnes de ma contemporanéité d’accéder simplement à l’expérience simple dont parle Eckhart. J’ai aussi tenté de rendre le caractère oral des sermons, par exemple en faisant des phrases plus courtes ou en présentant le texte sous forme de vers libres.
Ph. Chauché, LCL : Quelle est pour vous l’originalité, la force et, disons-le, le style, qui rend ces sermons uniques, qui leur donne une résonnance certes spirituelle, mais aussi littéraire ?
Laurent Jouvet : Les sermons d’Eckhart sont d’une grande richesse littéraire. On dit qu’Eckhart a créé la langue allemande de son époque (le moyen haut-allemand), comme Luther la recréera deux siècles plus tard dans sa traduction de la Bible. Eckhart est très proche dans le style d’Augustin d’Hippone, avec ses phrases balancées, symétriques ou scandées. C’est simplement magnifique à voir et à lire. Eckhart a eu des aphorismes frappants : « mîn grunt ist gotes grund » mon fond est le fond de Dieu, « âne vor âne nah » être sans avant et sans après, sans souvenirs et sans projets. Mais ces phrases-choc sont souvent noyées dans une soupe de mots manifestant la difficulté des notateurs et des copistes. Un petit exemple : « Jésus se révèle aussi avec une douceur et richesse incommensurables qui sourd de la force de l’Esprit Saint et sourd avec surabondance et flue avec pleine richesse et douceur en flux surabondant dans tous les cœurs réceptifs. Lorsque Jésus se révèle avec cette richesse et avec cette douceur et s’unit à l’âme, avec cette richesse et avec cette douceur l’âme flue alors de retour dans soi-même et hors de soi-même et au-dessus de soi-même et au-dessus de toutes choses, par grâce, avec puissance, sans intermédiaire, dans son premier commencement (sermon 1) ». On voit très bien que le copiste a repris plusieurs fois la même ligne sans s’en rendre compte. Ce qu’a dit Eckhart était sans doute plus proche de : « Lorsque le cœur réceptif s’unit à Jésus par la force de l’Esprit-Saint, il est emporté par un flux d’une grande douceur et d’une grande richesse, qui le fait refluer vers Dieu, son origine ».
Pour moi, la personne historique d’Eckhart, la date, le lieu et la genèse de ses sermons, les contextes théologiques, spirituels et sociaux qui l’ont entouré sont secondaires. Ce qui m’a fasciné en étudiant Eckhart, mais aussi le Yoga sûtra, le Samkhya, le pseudo-Denys, Thérèse d’Avila, Mathilde de Magdebourg et tous les autres, c’est la similitude de ce qu’ils avaient à nous dire, la simplicité primordiale de l’expérience spirituelle, qui est bien au-delà des cultures, des époques, des religions et des philosophies.
Philippe Chauché
Laurent Jouvet, né en Afrique en 1957, a été balloté au gré des mutations de son père militaire dans toute la France. Après des études scientifiques et musicales, il choisit la voie monastique, tout d’abord à l’Abbaye bénédictine d’Hautecombe, puis au monastère de la Grande Chartreuse. Six ans plus tard, il s’engage dans des études de musique sacrée en Allemagne, où il fera le métier de Kantor, comme Jean-Sébastien Bach. Depuis le début, il se consacre à la spiritualité et à son enseignement, dans une perspective non dogmatique et ouverte. Il voyage dans toute l’Europe pour des sessions sur la mystique et la spiritualité, ou pour des sessions de chant grégorien dans des monastères. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, tant dans la tradition indienne (Yoga sûtra, Samkhya) que dans la tradition chrétienne (Jésus mystique, Sermons de Maître Eckhart, livre de Mathilde de Magdebourg etc.), ou d’ouvrages plus généraux, Le cœur de la spiritualité (Editions Almora).
- Vu: 248