Rencontre avec l’écrivain Dominique Lin
Rencontre avec l’écrivain Dominique Lin qui a coordonné la publication de 39-45 en Vaucluse, une somme unique de témoignages et de documents retraçant ce qui s’est vécu en Vaucluse durant la dernière guerre mondiale
Comment est né ce projet ?
André Brun, qui était membre d’Expressions Littéraires Universelles, l’association porteuse du projet, et impliqué auprès des anciens combattants, est venu présenter ce projet à Corinne Niederhoffer, responsable des éditions Élan Sud, c’était en 2009. Le recueil de correspondances d’Émile Sauvage, poilu vauclusien, était déjà paru dans la collection Mémoires. Le projet n’était pas encore décidé quand le dernier poilu français a disparu, ce fut une alerte, l’élément déclencheur. Pour la guerre de 39-45, il était grand temps qu’on s’y mette !
Vous vous êtes appuyés sur qui pour le construire ? De nombreux témoins ne sont plus là pour en parler?
Ce projet a tout de suite fédéré des bénévoles. Avec André Brun, nous avons rencontré de nombreux membres d’associations d’anciens combattants, résistants et déportés du département, à la Maison du Combattant à Avignon. Ces rencontres, coordonnées par Raymonde d’Isernia, fille d’un fusillé de Valréas, ont été très denses. Certains venaient avec un texte écrit pour l’occasion, d’autres se livraient sur le moment, et je prenais des notes.
Des bénévoles ont aussi sillonné tout le département pour fouiller les archives et rencontrer des « anciens », de Pertuis à Valréas ; le bouche-à-oreille a fonctionné. Là encore, des témoignages oraux qui ont été retranscrits et des documents récoltés. Parmi les témoins, comme parmi les bénévoles, certains nous ont quittés.
Vous dressez une carte précise de ce qui s’est fait du nord au sud, des actions armées des résistants, des représailles sanglantes de l’armée allemande, pour n’oublier personne ?
N’oublier personne… impossible ! Nous nous sommes rendu compte que de nombreux Vauclusiens s’étaient engagés. C’est là que nous avons pris la mesure du travail. Nous n’avons pas pu tous les citer. De nouveaux témoignages continuent de nous arriver.
Nous avons souhaité dresser un panorama général de la vie pendant le conflit en Vaucluse, donner une vue d’ensemble, car il existe de nombreux ouvrages localisés sur un lieu ou sur une personne. Ces livres sont souvent confidentiels, beaucoup sont épuisés. Libre à chacun d’aller fouiller certains sujets dans le détail.
Vous n’êtes pas historien et pourtant le sens le l’Histoire traverse de part en part l’ouvrage, c’était un souhait où cela s’est imposé à vous ?
Non, je ne suis pas historien, et nous laissons aux spécialistes le soin de rédiger des livres détaillés sur les mouvements de troupes, les matériels et armements utilisés, quel corps d’armée a traversé telle ville tel jour. Nous nous sommes adressés aux hommes, à ceux qui étaient là (ou leurs descendants), car un conflit, ce sont d’abord les Hommes qui le vivent. Quand un char reçoit un obus, c’est son chauffeur qui hurle de douleur. Comment ne pas être traversé par l’Histoire quand ses acteurs s’adressent à vous ?
À l’image de la ligne éditoriale d’Élan Sud, les textes ont été privilégiés, ce qui n’empêche pas d’avoir illustré le livre d’environ 180 documents et photos dont une grande partie est inédite.
La Résistance vauclusienne est constituée de Provençaux, mais aussi d’« étrangers » qui ont joué un rôle déterminant dans la constitution des maquis, il y avait des Espagnols, des juifs, des Russes…
Il faut se rappeler que lorsque la France entre en guerre, l’Europe connaît le fascisme depuis 1922 en Italie avec Mussolini, puis dans les années 30, la dictature émerge en Espagne, en Autriche, en Grèce, au Portugal. La France, comme d’autres pays européens, résiste aux forces d’extrême droite en 1934 et après 1936 lors du Front populaire.
De ce fait, on comprend mieux que de nombreuses nationalités aient été représentées dans le maquis, à l’image des brigades internationales descendues en Espagne pour combattre Franco, dont certains français que l’on retrouvera au maquis Ventoux !
Si l’Histoire se répète dans le mauvais sens au fil des siècles – jusqu’à aujourd’hui –, la résistance à la dictature pousse les hommes à traverser les frontières pour aller aider les peuples en péril.
L’ouvrage porte en sous-titre « Nous étions des sans-culottes », ce qui veut dire ?
Le choix de départ a été de donner la parole aux « petites gens » comme on dit. Si les décisions prises par les chefs étoilés (du képi et non du piano…) ont eu de grandes répercutions, les actes, plus discrets, de ceux qui n’avaient presque rien pour se défendre, voire attaquer, ont été tout aussi importants. La victoire a été possible grâce aux actions cumulées de chacun. Mourir d’une balle dans la nuque au bord d’un talus quand on est un fils de paysan qui a réceptionné des armes dans le maquis, ou parce qu’on est une jeune femme qui passe des messages en traversant les lignes allemandes à bicyclette, demande autant de reconnaissance que mourir au champ d’honneur.
Les grandes figures de la Résistance côtoient dans l’ouvrage des anonymes, c’était un souhait de donner à chacun une juste place ?
Comme je le disais juste avant, ce livre est avant tout consacré aux sans-culottes, à ce peuple qui, comme tous les peuples en guerre, souffre, combat, agit, réagit comme il peut dans une situation qui n’aurait pas lieu d’être. Bien entendu, nous laissons la parole à la famille Garcin, René Char a toute sa place, d’autres « noms » sont là, mais bien assez d’ouvrages leur sont consacrés.
Vous vous attachez aussi à dessiner ce que vivaient au quotidien les Vauclusiens, des privations aux petits négoces de survie ?
Oui, j’ai toujours eu cette question en moi : comment peut-on vivre, avec quelles ressources pendant tant d’années de conflit ? Et encore, le Vaucluse a été relativement épargné. La zone nord a été occupée plusieurs années avant, et c’est sans parler d’autres conflits dans le monde qui, pour certains, durent depuis un demi-siècle.
C’est aussi un moyen de rappeler que c’est arrivé, que ce n’est pas un film ou un roman, que ce sont nos parents et grands-parents qui l’ont vécu dans leur quotidien.
Le train fantôme, le dernier train de déportés passe par le Vaucluse, longtemps oublié, il fait aujourd’hui partie de l’histoire vauclusienne ?
Là encore, une histoire d’hommes, de femmes, d’enfants qui ont dit non. Ils ont vu passer ces prisonniers fatigués, assoiffés, affamés, mal en point. Est-ce parce qu’ils n’en avaient jamais vu de si près, est-ce le trop-plein de la guerre ? Ils ont agi, ils ont donné à boire et à manger, comme le chantait Brassens : « … Toi, l’hôtesse qui, sans façon, /M’as donné quatre bouts de pain /Quand dans ma vie il faisait faim… » et ont aidé ceux qu’ils ont pu à s’évader, au risque de leur vie.
70 ans après, les rares rescapés se souviennent encore de ces bouts de pain qui brûlent encore à la manière d’un grand festin. Robert Sylve, qui nous a quittés aussi, a beaucoup fait pour le rappel de cet épisode.
En parlant de train il y a eu, après la guerre, le friendship train, venu des États-Unis, chargé de victuailles et de matériel auquel la France a répondu par le train des mercis, chargé de spécialités locales…
Le livre s’ouvre par trois citations tirées des « Feuillets d’Hypnos » de René Char : « A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide, mais le couvert reste mis », vous vous placez en quelque sorte sous la « protection » du poète résistant ?
Nous avons sélectionné ces feuillets pour leur message intemporel, la force qu’ils dégageaient. Nous n’avons pas voulu placer Char au-dessus des autres, mais on ne pouvait pas passer à côté de ses mots. Nous refermons ce livre avec les mots d’un poète beaucoup moins connu, Anatole Bisk, dit Alain Bosquet, un Ukrainien naturalisé français qui parle d’avenir : « Raconte-moi le passé. / Il est trop vaste. / Raconte-moi le 20e siècle. / Il y eut des luttes sanglantes, puis Lénine, puis l’espoir, puis d’autres luttes sanglantes. / Raconte-moi le temps. / Il est trop vieux. / Raconte-moi mon temps à moi. / Il y eut Hitler, il y eut Hiroshima. / Raconte-moi le présent. / Il y a toi, et le bonheur qui ressemble au soleil sur les hommes. / Raconte-moi… / Non, mon enfant, c’est toi qui dois me raconter l’avenir » (Raconte-moi le passé… d’Anatole Bisk, dit Alain Bosquet, poète et écrivain français d’origine russe, né à Odessa (Ukraine) en 1919 et mort à Paris en 1998, a connu tour à tour les tourments de l’exil et de la guerre).
Les mots, les lettres des maquis ont une grande importance, on sait écrire et on écrit bien pour parler de ce que l’on a vécu, et vous leur donnez une grande place, c’était important pour vous qui êtes écrivain ?
Les mots sont les traces que la vague n’effacera pas sur le sable du temps. Il était important que nous les captions. Mais aussi forts que les mots, ce fut aussi des regards parfois embués d’émotion, des silences, 70 ans après.
En finalisant cet ouvrage, recherchant une légende pour une photo ou un document pour illustrer un texte, j’ai ressenti une énorme responsabilité. Ces mots ne m’appartenaient pas, ils étaient leurs. Si, dans ma fonction d’écrivain, j’ai la liberté de la fiction, là, j’avais un devoir de vérité. Même si, comme chacun le sait, l’Histoire est une vérité fluctuante quand le ressenti guide des mots chargés d’émotion. Comment être sûr que ce résistant d’Izon-la-Bruisse qui courait pour s’échapper a bien entendu 100 balles lui siffler aux oreilles. Avait-il le temps de les compter ? En étaient-ce 20, 30, 50 balles ou 100 dont une aurait suffi pour lui ôter la vie et l’empêcher de témoigner aujourd’hui ? Quelle importance ?
L’homme a toujours écrit ses combats, à commencer par ceux avec les animaux, pour se défendre, pour manger. Cela remonte aux peintures rupestres. Je crois qu’il a toujours eu ce besoin de laisser trace, de raconter pour transmettre, mais aussi comme exutoire. Dans le livre, on trouve le carnet journalier que Jean Rebière a tenu durant tout son parcours d’évasion d’Allemagne. Sa fille est venue nous le montrer. Il contenait l’âme de son père pendant ces jours difficiles. Il a traversé les pluies, les rivières, la boue. Chaque soir, il écrivait son errance, ses rencontres humaines qui lui réchauffaient le cœur… tout y est.
Quand il est enfin arrivé à Avignon, une nuit vers 3 heures, il n’a pas voulu pousser jusqu’à la Barthelasse où vivaient ses parents. « Je trouverai un vélo demain, et j’irai », a-t-il rapporté. Toute la nuit, le chien de la ferme a aboyé. Et la fille de Jean de nous raconter, les yeux remplis de larmes : « Ma grand-mère a dit cette nuit-là : le chien n’est pas comme d’habitude, c’est le Jean qui est de retour… ». Au petit matin, il arrivait à la ferme.
Les mots résonnent parfois plus que le tocsin, et ce sont souvent les plus simples qui transportent le plus d’émotion.
Le Maquis Ventoux – le plus connu des maquis vauclusiens – a une grande importance dans l’ouvrage, qu’avez-vous découvert en lisant les récits et les témoignages que vous publiez ?
Le courage des hommes, leur attachement à la liberté, leur combat contre l’occupation et la dictature. Ces hommes qui n’étaient pas taillés comme des héros. J’ai revu Jean Meyer, alias commandant Gervais, lors d’une rencontre à Velleron. Aujourd’hui, à plus de 90 ans, il est cassé en deux, ses mains sont déformées comme l’acier sous la flamme. Il y avait une photo de lui, il avait 20 ans. Grand, athlétique, souriant. Ce devait être l’été, il était torse nu à côté d’une moto, avec un ami, dans une cour de ferme. Était-ce l’été 44, l’été de tous les combats, celui de la libération ? Rien ne l’indiquait, comme rien n’indiquait qu’il était en clandestinité et qu’il participait à la transmission et aux sabotages… Lui, comme tous ceux que j’ai croisés, m’ont apporté la plus grande richesse qu’un homme puisse posséder : l’humilité. L’humilité accompagnée d’humanisme, de générosité et de pardon. Ceux qui pourraient en vouloir à la terre entière pourraient nous donner des leçons.
Après avoir coordonné ce livre sur la deuxième guerre en Vaucluse, l’écrivain que vous êtes ne rêve pas d’en faire un roman ?
Il se dit qu’il est « dangereux » de vivre à proximité d’un écrivain, car il est possible qu’un jour vous vous retrouviez en partie dans un de ses romans… Je le confirme. Et vous ne croyez pas si bien dire. Dans Passerelles, mon dernier roman paru durant cette épopée, une ou deux scènes sont issues de ces rencontres, de cette proximité. Dans celui qui est en cours, à paraître en 2015, un grand-père parle à son petit-fils de la Résistance, par bribes, pour qu’il sache.
J’ai rencontré des dizaines de personnes, autant d’histoires, j’allais dire autant de personnages de roman potentiels. La façon dont nous avons abordé le sujet nous a plongés au cœur de la matière humaine, celle qui nous ressemble et qui nous révèle quand la vie prend des tournures inattendues, pour lesquelles nous ne sommes et ne serons jamais prêts.
Ce livre n’est qu’une goutte d’eau dans la transmission de la mémoire qu’assurent de nombreuses associations en Vaucluse comme ailleurs. Il ne s’agit pas simplement de raconter le passé, il s’agit de regarder le présent, de rester vigilant pour l’avenir, car l’histoire se répète, les comportements aussi, dans le bien comme dans le mal.
Philippe Chauché
Dominique Lin vit et écrit en Vaucluse, il a notamment publié Passerelles et Renaître de tes cendresaux Editions Elan Sud et coordonné 39-45 en Vaucluse aux mêmes éditions.
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