Relire Proust sur le tard (par Martine L. Petauton)
On ne devrait jamais parler de « relire », car « lire » suffit à tout, quand bien même défilerait un bouquin, lu et relu, pour la énième fois. La découverte, l’histoire, le bruit des personnages et les tons du décor, le goût de l’écriture, sa musique, tout est nouveau, toujours, la première page ouverte, et la lecture démarrée, ce sport, cette nourriture, unique en son genre. Alors, relire, revisiter forcément autrement ? et qui plus est Proust !
Largement plus de cinquante ans, le fossé, entre une classe de seconde éblouie de littérature et aujourd’hui. « – Pour Proust, contentez vous d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs », avait dit le professeur à qui je dois tant, pas vraiment dans l’axe pourtant – nous étions si près de Mai 68 ! Du coup, « le » Proust de la liste – après avoir cédé le pas à Flaubert, Balzac, quelques Romantiques dont je me régalais alors, mélangés de Beauvoir, Sartre et déjà Camus – a-t-il été lu sans grand appétit, sans enthousiasme exagéré… – quelques crinolines sur les plages de Normandie, quelques états d’âme me semblant hors d’âge, voilà je crois la couleur proustienne qui m’était restée, guère plus, j’en ai bien peur.
Il y a quelques années, Proust s’est rappelé à mon intérêt, plus qu’à une vraie envie de le lire, avec un remarquable cycle de conférences autour du cerveau, l’une, axée notamment sur le cerveau des artistes. Proust, vu par les neurosciences ! était annoncé comme lisible entièrement au prisme de sa maladie. Un asthme et des allergies monumentales, qui l’ont « privé de printemps » tout au long de sa courte vie, certes, mais bien plus une hypocondrie névrotique (si ce n’est davantage) qui l’ont tenu enfermé dans une chambre tapissée de liège, tout le temps de la rédaction des 7 volumes de La Recherche… j’avais alors traversé un peu plus de Proust, pistant la maladie.
Un peu plus tard, une maladie, une autre, allait me basculer plus complètement du côté de chez Proust : la Covid, inconnue heureusement de Marcel Proust car elle l’aurait, sûr, conduit jusqu’à la réanimation. La Covid, et ses confinements, m’ont ainsi fait relire/lire les volumes de La Recherche – sérieusement, et en longues plages se suivant – rythme parfaitement adapté à Proust, on en conviendra. En livres de poche brunis par le temps, datant de l’année de la seconde, perdant un peu leurs pages, mais dont l’odeur pouvait de surcroît servir d’honnête madeleine…
Je crois pouvoir dire que dès la première page, du moins les premières, de Du côté de chez Swann, je fus accrochée pour le voyage. Le confinement, son silence, son côté bizarre et facilement anxiogène, son temps d’un genre inédit, si ce n’est peut-être celui du Proust malade, ne pouvait qu’alimenter le besoin d’évasion, de respiration, d’ailleurs. N’a-t-on pas tous lu « à part » pendant ce temps contraint ? Alors, « la recherche du temps perdu » – titre bâti pour les contemplatifs de mon espèce – a été un outil parfait, celui qui répond à notre appétit pour la vraie nostalgie, les signaux du passé, le nôtre et celui de tous, qui nourrit tous nos sens en odeurs des saisons, bruits d’un attelage sur un sol mouillé, saveurs – la madeleine, mais pas que –, les sons, la petite sonate de Vinteuil (Fauré), et bien entendu, le « voir », ce sens développé au centuple chez Marcel, son œil de derrière la fente du volet. Le « regarder », sens ethnologique, est encore un autre rapport au monde manié à la perfection par le petit, jeune, adulte Marcel. « Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant, et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années ». On ne peut que supposer dans l’extrême activité du cerveau de Proust noircissant ses pages, un rapport avec l’immobilisme obligé du malade reclus. « N’est-il pas délicieux de penser, que, pourvu qu’on fasse montre de patience, tout ce qui a été autrefois nous revient un jour », dira un peu plus tard, une autre contemplative, Karen Blixen.
L’historienne que je suis, n’a pu que vibrer à la précision de la résurrection matérielle de cette fin 19ème, début 20ème, objets, usages, manières, vêtements ! Sociabilité propre à l’époque, salons, intellectuels, sous « pseudo » ! L’observation sur l’antisémitisme si divers et varié en ce tournant des siècles, et l’éclairage de l’affaire Dreyfus valent source et référence historique. « Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus ? demanda la duchesse en souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de petits fours, l’air scandalisé ».
Antoine Compagnon, dans son travail sur la Pléiade de « La Recherche », insiste sur le balancement narration/réflexion, qui scandent l’écriture et la pensée proustienne ; c’est sans doute ce qui nous séduit très fortement de nos jours, imbibés que nous sommes de ce goût pour les mécanismes de la psyché, et la connaissance de l’intime. Proust – mémorables passages autour de l’amour et de la jalousie –, s’intéresse au-dedans d’une Gilberte, ou d’une Albertine, à leur fonctionnement imaginé autant que réel. Quant à la capacité d’« insight » de l’auteur, sachant à merveille se voir fonctionner, en un temps où ne proliféraient pas la gent des psy, c’est des compétences d’un entomologiste qu’on peut le rapprocher.
Préférences au bout de cette tardive lecture si neuve ? Toutes ses facettes, évidemment, avec un goût pour la longue écriture, jamais lassante, à rapprocher de celle de Richard Millet : « Le plaisir que j’éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de cadran solaire, les minutes qu’il y a entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec madame Swann, sous son ombrelle comme sous le reflet d’un berceau de glycine ».
Il y a peu de lectures ou activités intellectuelles, peu de voyages aussi qui vous laissent une fois finis ces impressions de satiété, mélangées au manque qui s’installe : finir l’année de Philo, refermer Crime et Châtiment, voir s’éloigner Manhattan par le hublot un soir… Faut-il dire que Proust est incontestablement de ceux-là…
Martine L Petauton
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