Régiment de femmes, Clemence Dane
Régiment de femmes (Regiment of Women), septembre 2014, traduit de l’anglais par Jeanne Fournier-Pargoire, 487 pages, 19 €
Ecrivain(s): Clemence Dane Edition: Belfond
Il peut paraître difficile de se plonger dans la lecture de ce Régiment de femmes car il nous impose un saut dans le temps qui n’est pas que celui de l’imaginaire, mais aussi celui de la lecture même, de son rythme. Première œuvre de son auteur, alors âgée de 29 ans, publiée en 1917, donc il n’y a pourtant pas si longtemps au regard de l’histoire de la littérature, l’écriture et le récit s’y déploient en effet dans une dynamique et une durée qui peuvent nous prendre au dépourvu, demandant au lecteur de trouver dans sa propre lecture un tempo et un phrasé qui appartiennent sans doute plus à la musique classique de ce temps qu’au rap ou à d’autres rythmes contemporains. Une difficulté de lecture qui est celle qu’un lecteur du XXIe siècle peut éprouver à la lecture de La Recherche du temps perdu, même si ici, la longueur du récit n’est pas en cause.
C’est jour après jour, peut-être au rythme d’une tasse de thé que l’on savoure avec une attention à la fois méticuleuse et distraite, que les pages de Clemence Dane nous font part de leurs émois, de leurs agacements, de leurs complicités et de leurs affinités électives. Suggérant plus que disant, avec des sous-entendus dont on ne sait trop bien s’ils sont dans le texte même où si c’est nous, lecteurs d’aujourd’hui, qui venons les ajouter, car il reste difficile de se glisser dans la tête et la peau des lecteurs, et des lectrices, nés et éduqués dans le XIXe siècle finissant, marqué au sceau de l’empire britannique, de la reine Victoria et du roi Edward VII.
Contemporaine des premiers romans de Virginia Woolf (La traversée des apparences The Voyage Out, 1915) comme des toutes premières aventures de Jeeves, le butler emblématique de la grandeur vaguement décadente de l’empire créé par P.G. Wodehouse, Clemence Dane nous fait pénétrer dans un monde de femmes qui se défont, sans en avoir l’air, des pesanteurs de leur temps pour ouvrir les premières pages d’un XXe siècle qui va pousser au paroxysme toutes les violences accumulées par le siècle précédent, celles des colonies ou des champs de bataille, mais aussi voir en partie aboutir les luttes pour le droit des travailleurs, des femmes, des enfants, et réaliser en partie l’évolution des mœurs ou de l’éducation. Nous sommes à la grande époque des suffragettes et des premières revendications féministes, même si on les désigne pas encore ainsi. C’est dire que les choses se disent essentiellement à mots couverts, dans les silences que peuvent entretenir les personnages, dans les gestes esquissés, les attitudes retenues qui parfois s’abandonnent. Un monde où les frontières entre conformisme et anticonformisme, entre innocence et discrètes transgressions, peuvent être floues, ou être franchies avec tact et discrétion, sans violence ni brutalité. Les transformations de la société n’en sont pas moins radicales – le récit évoque l’une des premières écoles mixtes alors que le conflit mondial s’apprête à tout précipiter dans l’explosion des années folles.
Mais malgré tout cela, il existe des constantes dans les attitudes humaines, dans la prédisposition à séduire, à dominer, à manipuler. Dans le monde reclus de ce pensionnat de jeunes filles, qui tient à préserver son image d’excellence, l’image que chacun donne de soi est essentielle, les apparences ne doivent surtout pas trahir ce qui est, ce qui se passe. Un monde où l’écart aux convenances, aux apparences – ou aux simulacres de la « bonne société » – se payent au prix fort. C’est ce que découvriront Louise Denny, la jeune élève surdouée dont l’entourage a oublié qu’elle est aussi une enfant de 13 ans, ou Alwynne Durand, la jeune enseignante spontanée, pleine de l’humanisme et de la générosité de ses 19 ans dont les façons de faire dérangent l’establishment tout en le séduisant aussi. Il y a de la violence et des lâchetés dans ce monde fermé où les « monstres » sont dotés d’une éducation sans faille usant avec adresse de leur séduction comme de leur intelligence manipulatrice. Ainsi Clare Hartill, véritable deus ex-machina du récit, qui déteste les responsabilités autant qu’elle aime la puissance, nous dit la narratrice. Clare qui calcule et séduit, condamne et exclut, attire et rejette, aime et méprise, toujours sûre d’elle-même et de ses jugements et par-dessus tout attachée à son indépendance, à son libre arbitre, à ses affinités électives, en tant que femme, ne devant rien aux hommes.
La jeune Louise sera le catalyseur et le révélateur de toutes les violences de ce petit monde trop clos sur lui-même, sur ses certitudes, tiraillé entre le conservatisme de l’Angleterre géorgienne et l’appel des temps nouveaux du siècle naissant, entre conformisme bourgeois et modernisme élitiste.
Une écriture parfois inégale, sans doute très datée (d’après ce que la traduction nous permet d’apprécier), et une étude de mœurs qui nous permet d’un peu mieux comprendre les enjeux sociétaux de cette époque dans laquelle la nôtre plonge une bonne part de ses racines, au delà d’un monde qui n’est pas seulement « so british ».
Marc Ossorguine
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