Réflexions sur la tragédie grecque, Jacqueline de Romilly (par Sylvie Ferrando)
Réflexions sur la tragédie grecque, novembre 2018, 310 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jacqueline de RomillyLes études de Jacqueline de Romilly rassemblées dans ce volume ont été écrites et publiées sur plus de trente ans. Elles portent sur les spécificités du genre tragique des pièces créées par Eschyle, Sophocle et Euripide dans l’Athènes du Ve siècle avant notre ère. La tragédie grecque est en effet intimement liée à la démocratie athénienne. Mythe et tragédie, tragédie et pathétique, telles sont les deux thématiques essentielles soulevées dans deux des plus brillantes études de l’une des hellénistes les plus inspirées de notre temps, qui a nourri des générations d’enseignants, d’étudiants et d’écrivains comme Marguerite Yourcenar.
Jaqueline de Romilly s’intéresse à la transposition des mythes antiques chez les trois auteurs dramatiques. A l’inverse de l’épopée, la tragédie porte sur l’homme plutôt que sur le héros. Les mythes choisis concernent la famille – famille de demi-dieux ou famille de rois (Atrides ou Labdacides) –, le couple matrimonial ou parental, les enfants et la filiation, les ascendants et descendants, la lignée. En particulier, Jacqueline de Romilly s’attache à établir les points de convergence et de divergence entre la trilogie d’Eschyle, L’Orestie, et plus particulièrement entre Les Choéphores, qui relate le retour d’Oreste, venu venger son père Agamemnon en tuant sa mère Clytemnestre et son amant Egisthe, et les Electre de Sophocle et d’Euripide, qui relèvent du même sujet.
La première différence de traitement du mythe est l’aspect religieux, plus présent chez Eschyle : Les Choéphores tire son nom des libations que le chœur apporte au début de la pièce sur le tombeau d’Agamemnon. Chez Sophocle, ces libations n’occupent plus que le seul personnage de Chrysothémis, vers le milieu de la pièce, et « chez Euripide elles ont entièrement disparu ». L’influence et la présence des dieux va en s’amenuisant. En outre, Eschyle montre sur scène le meurtre d’Egisthe et Clytemnestre, alors que chez Sophocle, on entend, depuis le palais, les cris et les appels de Clytemnestre, à cinq reprises successives, et à deux reprises seulement chez Euripide. Toutefois, si Eschyle est plus proche du drama, de l’action, en revanche Euripide s’intéresse au pathos, car ce dernier auteur fait apparaître séparément les deux cadavres, revenant ainsi par deux fois sur l’évocation pathétique des meurtres et les sentiments qu’ils font naître chez les protagonistes. La manifestation des douleurs est individuelle et passionnée dans le théâtre euripidien. On retrouve cette même caractéristique dans Les Suppliantes, dans Les Phéniciennes, dans Héraclès, dans Andromaque et dans Les Troyennes, où chacun des meurtres perpétrés est une occasion de commentaires et de lamentations des personnages, en présence du cadavre. Alors qu’Eschyle s’intéresse avant tout à un conflit, à une action qui « tend vers son accomplissement », pour Euripide « l’attente se porte sur des caractères individuels » dont les « passions constituent des ressorts dramatiques ». Les scènes sont ainsi parfois plus mélancoliques que dramatiques. La souffrance et le regret prennent « la place qu’occupaient, dans le théâtre eschyléen, la crainte et l’angoisse ». Les surprises et retournements de situation, qui provoquent l’émotion, sont également davantage le fait de Sophocle et d’Euripide. Ces différences entre les théâtres eschyléen et euripidien peuvent s’expliquer par le fait qu’Eschyle est de la génération qui a vécu les guerres médiques, « c’est-à-dire le type même de l’action victorieuse – et qui a vu naître la démocratie athénienne », alors qu’Euripide « est contemporain de la guerre du Péloponnèse – d’une guerre qui se déroule entre cités grecques, qui vient après une série d’autres, qui, à ses débuts, est critiquée, et, ensuite, s’éternise ». Les personnages d’Euripide parlent en leur nom propre et non en celui d’un groupe ou d’une cité, et expriment des avis et des sentiments personnels. Le théâtre d’Euripide relève d’« un réalisme ordinaire», celui du monde quotidien, et non de celui des dieux ou d’un au-delà métaphysique. En cela il est très proche de notre théâtre classique, celui de Racine bien sûr mais aussi celui de Corneille.
Sylvie Ferrando
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