Réflexions sur la mort d’un voisin
Hier un vieux voisin est mort. J’ai discuté avec lui un jour avant. On a parlé du monde et de notre vieille rue. On les partageait. Puis, deux jours après, il est mort parce que son cœur s’est arrêté. Ce fut invraisemblable : il y a entre la mort et la vie un manque de mesure juste, de proportions. L’une a la taille du cosmique, la seconde a le volume d’une petite et dernière expiration. Il y a quelque chose qui ne colle pas. Après, j’ai longtemps réfléchi. Je me suis dit que cet homme ne savait pas que hier était son dernier jour. Le monde était « plein », durait depuis si longtemps que l’on s’y oublie, le vieux voisin avait des milliers de vies devant lui et il cédait comme moi à l’insignifiance et à l’insouciance et au soliloque fondamental qui est l’illusion de toute vie sur elle-même. Je ne sais pas comment le dire mais, cette certitude du vieux voisin « qui ne savait pas » est aussi la mienne. Mon monde est atteint par la même éternité et la même brièveté et le même aveuglement. Je veux dire qu’à chaque instant je suis aussi idiot que ce mort et je peux être aussi surpris que lui. La même possibilité d’interruption est derrière chaque souffle. Je vois le monde et je fais le constat de sa monstruosité : il va continuer sans moi. Ce que disait Arthur Rimbaud je crois à l’agonie : vous êtes au soleil et je serais sous terre.
Il a dû le dire avec un peu de colère comme un homme escroqué ou avec étonnement. Le monde, la ville, ces feuillages, le rideau et le bout de la rue vont continuer à tourner autour d’autres personnes et toute mon emprise, bâtie et cumulée depuis des ans, ne peut rien pour le faire revenir et le garder autour de moi. Je pense depuis quatre jours à ce vieux voisin parce ce fut invraisemblable. Il a éclairé mon univers par sa disparition parce qu’elle était un simple trébuchement. C’est difficile à comprendre mais je jure qu’il est mort à ma place et je mourrais à la place des autres et ainsi de suite.
Ce n’est pas une angoisse religieuse. L’au-delà est en soi et selon les peurs de chacun. Je parle d’un sursaut. Je n’en suis que plus passionné de ma vie. Je veux juste parler d’une sourde envie ténue de la corriger pour que la mort n’y soit pas un tapis qu’on me retire de sous le pied. Je veux ma vie pleine, défendue, je ne la donnerais à personne et à aucune croyance, je ne l’échangerais pas contre la foi et j’en défendrais la liberté parce que je suis le seul à en payer le ravissement à la fin.
Je veux dire que j’étais étonné par la fragilité du monde, sa consistance, tout à la fois plein, lourd et obtus et constant et en même temps son épuisement sans fin, sa gratuité. Le vieux voisin est mort alors qu’il avait l’éternité devant lui. Me comprends-tu ? Je tourne donc plus souvent le cou pour regarder derrière moi, je fouille le jour avec soupçon, je surveille mes frontières mouvantes parce que je sais qu’il y a tout le temps une brèche dans la pierre du monde. Une fêlure qui lui donne à la fois toute sa valeur et se moque de tout l’or qu’il peut contenir et offrir ou ravir. Ce que je veux dire c’est que le vieux voisin était un idiot, il n’avait pas saisi qu’il ne lui restait qu’un seul jour quand il me parlait. Je ne veux pas être aussi idiot, j’en suis angoissé. Je veux mourir en regardant la mort pas en la subissant, je veux la comprendre et y glisser avec mon corps et pas être capturé comme un animal par le croc. La mort me prouve que l’au-delà est secondaire et qu’il ne sert à rien de l’anticiper ou de s’y soumettre pour croire l’éviter ou d’y élever des maisons mortes et d’y loger les Dieux. La mort de l’autre est le début de ma vie si je le veux. Mon sursaut sur le dos de l’immense bête cosmique.
La seule possibilité de ne pas être surpris par la mort est de la surprendre à chaque moment par une vie plus intense et plus consciente, assumant la peur mais aussi la dignité. Le voisin est mort bêtement, je ne le veux pas. Je vivrai donc intensément, aux aguets de chaque instant, échangeant chaque seconde au plus haut de son prix. De chasseur, la mort deviendra mon éclaireur, portant la lampe au devant, déterrant la terre entière sous mon pas.
Kamel Daoud
Chronique publiée dans "le quotidien d'Oran"
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