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Récoltes et semailles, Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, Alexandre Grothendieck (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 11.07.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Biographie, Essais, Gallimard

Récoltes et semailles, Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, Alexandre Grothendieck, Gallimard, Coll. Tel, janvier 2022, 1932 pages, 29,50 €

Edition: Gallimard

Récoltes et semailles, Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, Alexandre Grothendieck (par Gilles Banderier)

 

 

Dans sa biographie (Alexandre Grothendieck, Sur les traces du dernier génie des mathématiques, Allary, 2016) alerte et bien écrite, Philippe Douroux plaçait le grand mathématicien sous l’invocation de Baudelaire (« Tout le chaos roula dans cette intelligence, / Temple autrefois vivant, plein d’ordre et d’opulence, / Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. / Le silence et la nuit s’installèrent en lui, / Comme dans un caveau dont la clef est perdue ») et formulait un jugement peu amène sur Récoltes et semailles : « Il a jeté les mots, les a empilés sans se soucier de savoir si ces bouffées de textes aux dimensions gargantuesques, ces orgies monstrueuses de mots, restaient accessibles à un lecteur normalement outillé. Il a oublié que jamais il n’avait travaillé seul. Il avait été guidé et il guidait une cohorte de compagnons. Quand il s’enferme, il se perd » (p.241). Il est désormais possible d’en juger sur pièces.

En 2013, le Collège de France, avec le concours de deux de ses professeurs, Antoine Compagnon et Alain Connes, organisa une lecture croisée d’extraits d’À la Recherche du temps perdu et de Récoltes et semailles, l’autobiographie d’Alexandre Grothendieck, alors toujours vivant, même si très peu de gens savaient exactement à quel endroit. Au-delà de l’événement proprement dit et d’un rapprochement en apparence incongru, c’était également, pour la vénérable institution, une manière de se faire pardonner d’avoir éconduit le grand mathématicien après un temps d’enseignement assez bref, parce qu’il n’entendait pas s’occuper que de mathématiques, mais également interroger la légitimité même de la recherche scientifique en général (sur cet épisode peu glorieux, se reporter au chapitre XXXIX de la biographie de Philippe Douroux).

Récoltes et semailles était disponible depuis un certain temps sur la Toile, mais il fallait de la motivation pour imprimer et lire un fichier PDF d’un millier de pages (l’ouvrage n’avait jusqu’à présent fait l’objet que d’une seule publication digne de ce nom, sous forme de livre, au Japon). On doit donc remercier les éditions Gallimard d’avoir mis à la disposition des lecteurs, dans une collection « semi-poche » (avec de surcroît un index) et au prix d’un mauvais roman policier, cette œuvre qui, comme les Essais de Montaigne, ne se compare à rien, qui crée son propre univers, son propre système de coordonnées (avec, par exemple, ses magnifiques poèmes en prose).

Au plan le plus immédiat, si l’on recherche le tronc qui soutient le foisonnement de la frondaison, Récoltes et semailles constitue l’autobiographie d’un mathématicien de tout premier plan. Encore le terme d’autobiographie ne constitue-t-il qu’une désignation sommaire et commode, une catégorie de classement dans les répertoires et bibliothèques. Les travaux d’Alexandre Grothendieck sont inaccessibles au profane, qui ne peut les comprendre qu’à l’aide de grossières analogies et il n’est pas sûr que les pages de ce livre aient de l’intérêt pour les mathématiciens, tant elles donnent de leur chère discipline et de ses rivalités internes l’image d’un champ de carnage, entre le far-west et Mad Max ; d’un milieu où, dans ses publications, chacun ou presque s’efforce d’escamoter ses devanciers, pour mieux mettre en valeur son propre apport. Il y a dans Récoltes et semailles quelque chose du roman universitaire, du school novel à l’anglo-saxonne, dans la veine de David Lodge ou Tom Sharpe, mais sans le moindre humour, l’acrimonie entre ces scientifiques qu’on imagine voués à des spéculations éthérées prenant des proportions difficilement imaginables, et d’autant plus vives que leur objet paraît éloigné de toute application pratique (paraît, car les travaux de Grothendieck ont ouvert la voie au réseau Internet et au GPS). Les efforts déployés par Grothendieck sur des dizaines de pages pour, de façon obsessionnelle, rendre justice à un de ses étudiants et continuateurs, qu’il estime avoir été mal traité par la « communauté » mathématique, aboutit à l’effet inverse, faire passer ce disciple pour un pauvre diable. Y avait-il dans cette réitération pénitentielle une forme de techouvah, à la fois repentir et retour au judaïsme (on sait que Grothendieck n’a cessé de se rapprocher de la religion de son père, à mesure que passaient les années) ? Une volonté d’obtenir le pardon du prochain, préalable au pardon de Dieu ? Était-ce une manière de contribuer au tikkoun olam, au processus de « réparation du monde » ? Récoltes et semailles contient de quoi enrichir considérablement la typologie proposée par George Steiner dans son ouvrage Maîtres et disciples. Un autre aspect des choses est que, pour un homme qui avait censément cessé de s’occuper des mathématiques au début des années 1970 pour se consacrer à la médiation et à l’écologie radicale (on l’a comparé, le recours à la violence en moins, à un autre mathématicien et critique de la société moderne, Theodore Kaczinski – voir à son sujet anéantir de Houellebecq), celles-là occupent encore une place de premier plan. On ne fait pas si facilement abstraction de son propre passé et de ce qui forma la trame d’une vie. Mais, derrières les chicaneries universitaires, on devine autre chose. Les mathématiques semblent se situer dans un espace au-delà du bien et du mal, les deux catégories morales les plus ordinaires. Or l’injustice est une forme du mal et la question du mal, déjà très présente dans Récoltes et semailles, envahira l’œuvre ultérieure de Grothendieck – pour autant qu’on puisse évaluer cette œuvre, d’après ce qui en a été dit et ce qui a été publié à son sujet.

Ce personnage en apparence si éloigné d’eux tient quelque chose qui le rapproche des grands moralistes comme Gracián ou La Rochefoucauld, une volonté de voir le mode tel qu’il est. À l’instar de Montaigne, il écrivait « à sauts et gambades », avec un plan très détaillé, dont il s’éloignait petit à petit pour aller où sa pensée l’entraînait. Comme disait un maître du hassidisme, « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car tu ne pourrais pas t’égarer » (rabbi Nahman de Braslaw).

La suite logique, même si on pressent que l’entreprise ne sera pas simple, serait la publication des Opera philosophica omnia de Grothendieck (lire les articles de Ph. Douroux dans Libération, 5 et 6 juillet 2015, 14 janvier, 8 juin et 15 décembre 2016). On se rendra peut-être compte qu’en des années où les « nouveaux philosophes » français occupaient l’espace médiatique avec plus de bruit que de fruit (qui est capable de citer le titre d’un livre d’André Glucksmann ou de Maurice Clavel ?), il y eut, reclus dans un village du Sud de la France, presque coupé de la société, une intelligence acérée qui scrutait les mystères du mal et du monde.

 

Gilles Banderier

 

Né en 1928 à Berlin dans un milieu libertaire, Alexandre Grothendieck arrive en France en 1940, mais vit sous le statut d’apatride jusqu’en 1971. Récompensé de la médaille Fields (1966), il est mort en Ariège en 2014.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).