Récits, Howard Phillips Lovecraft en La Pléiade (par Yasmina Mahdi)
Récits, Howard Phillips Lovecraft, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, octobre 2024 (nouvelles traductions), 1408 pages, 69 €
Edition: La Pléiade Gallimard
Hybridité
La Bibliothèque de la Pléiade publie 29 nouvelles saisissantes, suivies d’un corpus d’escorte exigeant, du maître de la littérature fantastique, de l’épouvante et de la science-fiction, Howard Phillips Lovecraft, né à Providence, Rhode Island en 1890 et mort à Providence, Rhode Island en 1937.
De fait, les protagonistes, victimes de forces sataniques, les anti-héros de ces nouvelles sont la proie d’états paradoxaux, anamnèses provenant d’arrière-mondes infinis, menant à des abysses psychologiques et des gouffres inviolés, des sépulcres et des profondeurs insondables et dangereuses au sein d’écosystèmes inconnus. Les manifestations surnaturelles ont lieu brutalement. Des individus esseulés, bizarres, se font les dépositaires de secrets et les intermédiaires de délires et de visions effrayants. Un don de double-vue habite souvent le narrateur principal, comme Lovecraft l’affirme de lui-même : « et dès ma prime enfance je fus un rêveur et un visionnaire ».
Contrairement à l’apologie d’un monde meilleur, d’une utopie, l’auteur américain observe ce qu’il y a de plus effroyable dans la nature humaine : « La vie est une chose hideuse ». Lovecraft étudie les descendances des puritains (ces peuples chassés d’Europe), les décrivant qui affrontent « dans leur isolement, leur besoin morbide de pénitence et la lutte pour la vie qu’ils devaient mener face à une Nature implacable », coupables d’ethnocides envers les Amérindiens. Ce qui pousse l’écrivain de Providence à les considérer « dégénérés » et corrompus. Les éléments déchaînés corroborent au suspense des récits : les fléaux, la pluie battante, la brume, le vent, la grêle, la foudre, le tonnerre lors de périlleuses randonnées dans des territoires sinistres. Le gigantisme cyclopéen des divinités maléfiques cohabite avec « une population dégénérée d’occupants illégaux habitant de pitoyables hameaux sur les pentes désolées ». Le paysage n’est ni un ravissement ni une ressource romantique pour l’élévation de l’âme. Anthropomorphisé, il est hostile, qualifié « d’exécrable », de « sardonique », « d’hypocrite », de « purulent », de « sinistre », car abritant des anomalies sans nom. Lovecraft a une approche biologisante et racialiste de l’endogamie et de la consanguinité, son point de vue est celui du catastrophisme et de l’abâtardissement progressif et généralisé de l’humanité entière. La dystopie s’accompagne de dystrophie des organes et des corps. L’écrivain américain éprouve une grande admiration envers Edgar Allan Poe qui, comme lui, a créé des situations cauchemardesques.
Dans ces situations cauchemardesques, toxiques, tout est « pourriture », « odeurs fétides », décrépit, « puanteur d’outre-tombe », abominable. Dans la trame dramaturgique apparaît également le thème du vampirisme (cher à Bram Stoker). Des êtres intangibles, composés d’une matière molle, gluante, des extraterrestres ou des « choses » issues d’ancêtres primordiaux, ou encore nés des premiers colons réprouvés, français, huguenots, amérindiens, émergent d’un outre-monde ; corps étrangers et succubes vengeurs. L’invasion est une autre phobie du novelliste (hélas, à connotation inégalitariste). En l’occurrence, des migrants exilés, des clandestins, « des Orientaux aux yeux bridés (…) débarqués furtivement par des nuits sans lune », sont apparentés à une espèce grouillante et nuisible, invasive. Or, peu nombreux sont les hommes qui assistent aux spectacles hallucinatoires et oniriques des puissances sépulcrales, seul un initié (au masculin) « sensible au mystère latent de la vie », livrera ses découvertes. Autres caractéristiques : les indices du mal sont personnifiés par l’odeur, « une puanteur singulière, épouvantable », et par le son, des hurlements, un chaos déchaîné de blasphèmes incantatoires, de carnavals sataniques.
L’hybridité – « hybride » désigne communément ce qui est composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis, et ce qui « participe de deux ou plusieurs ensembles, genres, styles. Le terme d’hybridité est donc étymologiquement lié à la transgression de la norme, à ce qui s’écarte de l’ordre naturel » (Arthur Pétin, Camille Page, Sam Racheboeuf, Léa Andréoléty, Actes de Colloque 2020). Ici, le composite, le mélange du rationalisme savant et de la fantaisie horrifique, s’additionne au mélange des peuples et des classes sociales réprouvées, « la racaille des quais », « ces bâtards ». Des individus qualifiés de « démoniaques sectaires basanés », « métis », « hybrides », « canaques », « nègres », « cette engeance hybride [qui] brayait, beuglait », « ces adeptes au sang mêlé », sont pourtant les seuls capables d’entretenir des liens avec le mystère théosophique. Cette conception racisée, phobique, s’applique aussi aux Blancs pauvres ou décadents. Cette hantise d’un double, d’un simulacre, bivalent, un substitut se glissant dans la peau du narrateur ou de certains habitants, les réduit à une hideuse hybridité et une monstrueuse mutation.
Le style lovecraftien est lyrique, le ton, prophétique, le tout riche d’une extraordinaire transcription des couleurs, mettant en scène une apocalypse pseudo-johannique. Lovecraft anticipe les catastrophes écologiques, nucléaires – espèce de catabase, de plongée inexorable aux Enfers – et en cela il est visionnaire. L’altération de la matière et la corruption des chairs conduisent à la folie, au dépérissement progressif, à la mort et à « d’atroces phénomènes d’effondrement et de désintégration (…) un destin aussi fatal que familier ».
Le registre est celui du conte, de la féérie car les événements se produisent d’une manière énigmatique, d’où l’invention d’une langue cryptée, d’un langage secret. Notons que chez lui les phénomènes supranaturels, extraterrestres, coexistent avec la modernité des communications et des médias. Lovecraft est l’inventeur génial de mondes paranormaux, « préhumains ». Citons Laurent Folliot : « Le WASP Lovecraft, en pleine déréliction sociale, aurait parmi ces foules composites, achevé de mûrir la vision paranoïaque de l’Autre dont se nourrit son œuvre ». Le grand écrivain atteint par « la phobie viscérale des corps étrangers qui suintent (…) [et] la crainte d’une déliquescence généralisée ». N’oublions pas le pittoresque et le merveilleux de ces mondes hybrides qui ont bâti des civilisations où l’on peut également y voir, par exemple, le pillage d’objets sacrés. En cela, le Reclus de Providence émet des réserves quant au rapt de ces vestiges dotés de puissance magique et ceux qui s’en emparent sont punis.
Yasmina Mahdi
- Vu : 335