Récits de Kolyma, Varlam Chalamov (par Patryck Froissart)
Récits de Kolyma, Varlam Chalamov, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, Coll. Format Poche, octobre 2023, trad. russe, Katia Kerel, Jean-Jacques Marie, 350 pages, 12,90
Edition: Editions Maurice Nadeau
Située à 6.000 kilomètres à l’est de Moscou, en Sibérie orientale, la Kolyma a été pendant plus de 30 ans, entre 1930 et 1953, la plus terrible zone de déportation des goulags staliniens.
Varlam Chalamov, l’auteur des Récits de Kolyma, y fut déporté durant dix-sept ans, de 1937 à 1954, accusé d’activités contre-révolutionnaires trotskystes.
En 1965 le texte, jusque-là inédit, en est proposé à Maurice Nadeau sous la forme d’un microfilm susceptible de lui être envoyé de Moscou de façon rocambolesque.
« Une de mes connaissances qui est depuis quelques mois à Moscou m’a fait parvenir par la valise diplomatique une lettre où il me dit posséder le microfilm d’un roman sur les camps de concentration de Staline où l’auteur a passé de longues années. L’homme s’appelle Varlam Chalamov… ». Lettre adressée par Nadeau à Jean-Jacques Marie, qui, lui-même ancien trotskyste, comme Nadeau, en effectue avec Katia Kerel la traduction initiale sous le pseudonyme d’Olivier Simon, pour une première publication en 1969 chez Nadeau dans la Collection Les Lettres Nouvelles.
Les récits couvrent l’ensemble des périodes de déportation, avec les changements de statut de l’auteur, les rallonges de peine survenant systématiquement, sans nouveau procès, depuis l’achèvement de la période prévue par la condamnation initiale, pour tous les condamnés dont le dossier portait la lettre T, ou l’acronyme KRDT (Activité Contre-Révolutionnaire Trotskyste), signes d’adhésion, avérée ou non, de la part du déporté ou d’un membre de sa famille ou d’un de ses anciens collègues, à l’idéologie trotskyste. Cette marque considérée comme la plus infâmante désignait comme « ennemi du peuple soviétique » celui qui en « bénéficiait ».
Vingt-sept « récits » se partagent les trois-cent-quarante pages de l’ouvrage. Chacun, pourvu de son titre :
– soit relate une péripétie, une aventure, un incident, un accident, une évasion toujours inéluctablement vouée à l’échec, impliquant l’auteur lui-même, ou l’un de ses compagnons de déportation, ou tel ou tel garde-chiourme ;
– soit décrit la dure réalité des conditions dans lesquelles les condamnés tentent de survivre au jour le jour en dépit de la brutalité des travaux forcés inscrits dans un « plan » stakhanoviste dont il faut implacablement atteindre les objectifs, en dépit des humiliations, des coups, des punitions arbitraires et aléatoires, des poux, des maladies, de la sous-alimentation chronique ;
Affirmer à haute voix que le travail était pénible, susurrer la remarque la plus innocente à l’adresse de Staline, garder le silence lorsque la foule des déportés devait brailler : « Vive Staline » !… fusillé ! Le silence, c’est l’agitation !
– soit traduit la complexité des relations entre les détenus, entre prisonniers et geôliers, entre geôliers eux-mêmes, entre condamnés politiques et prisonniers de droit commun : jalousie, dénonciations avec ou sans fondement, mépris, vols de rations et de vêtements, corruption, violence ;
L’épuisement engendre une violente envie de se battre. Chaque déporté, chaque victime de la famine connaît cette irritabilité aiguisée par la faiblesse. Les affamés ne se battent pas comme des hommes. Ils trépignent pour frapper, donnent des coups d’épaule, mordent, multiplient les crocs-en-jambe, saisissent à la gorge…
– soit met en scène la confrontation périodique, récurrente, inégale, absurde, ubuesque dans ses attendus et son verdict final, entre le détenu Chalamov et tel « juge » chargé de réexaminer, à sa demande, son dossier en vue d’une éventuelle remise en liberté à l’issue de chaque prolongation de séjour ;
Une persécution en règle s’engageait à l’égard de tout déporté qui atteignait la dernière année de sa peine. Sur ordre de Moscou. Provocations, rapports de mouchards, interrogatoires.
– soit brosse de façon réaliste, détaillée, expressive le portrait d’un personnage du bas ou du haut de l’échelle de Kolyma, d’un misérable, d’un bourreau particulièrement féroce ;
– soit permet de suivre, par à-coups, le long parcours, accidenté, jalonné de hauts et de bas, de Chalamov dont la dernière étape de déportation, la moins douloureuse, fera de lui, après son accès par concours interne à une formation locale plus ou moins « bâclée », un infirmier de la colonie pénitentiaire.
Chacun avait son secret qui l’aidait à vivre, à s’accrocher à cette vie qu’on lui arrachait avec tant d’obstination…
De tout cela Chalamov « ne se fait pas un roman ». Il dit, par tableaux et scènes successifs, les choses vues, entendues, vécues. Il dit, simplement, sans fioritures romanesques, sans enjolivures stylistiques, sans ambages, sans multiplier les circonlocutions impressives, sans toutefois s’interdire ici et là l’envolée poétique.
Le faisceau rouge des rayons du soleil traversait les croisillons de la grille de la prison, en gerbes qui se nouaient au milieu de la cellule, bouquet vermeil où les grains de poussière passaient en reflets d’écume. Les mouches qui dérivaient dans les rayons flambaient soudain. Le ressac du soleil couchant battait la porte dont les bandes de fer mat luisaient.
Il témoigne, froidement, précisément. Et le récit prend. Chez le lecteur vient vite le besoin d’en savoir davantage. L’objectif, louable, de lever le voile, absolument, de la vérité historique sur l’un des pires crimes contre l’humanité perpétrés dans le cours d’un siècle de barbarie, est évidemment atteint.
Moscou. La gare de Iaroslavl. Vacarme, ressac de Moscou. Le visage de ma femme. Elle m’attendait sur le quai, comme jadis lorsque je revenais de mission. Cette ultime mission avait duré dix-sept ans. Elle m’avait entraîné aux confins de la nuit… Je revenais de l’Enfer.
Il faut lire Chalamov, comme il faut lire Soljenitsyne, Mandelstam, Tsvetaieva…
Patryck Froissart
Varlam Chalamov, né à Vologda en 1907, mort à Moscou en 1982, accusé d’activités contre-révolutionnaires trotskystes, a passé dix‑sept ans de sa vie au Goulag, de 1937 à 1954. Après sa libération et son retour à Moscou en 1956, il se consacre à l’écriture et à la poésie, et en particulier aux récits de son internement au Goulag.
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