Récits d’un jeune médecin, Mikhaïl Boulgakov (par Léon-Marc Levy)
Récits d’un jeune médecin, Mikhaïl Boulgakov, 1925, trad. russe, Paul Lequesne, 158 pages
Edition: Le Livre de Poche
Ces récits – à peine mâtinés de fiction – datent de 1925 mais racontent une période située en 1917. Quelle date ! Le jeune médecin / Boulgakov, tout juste diplômé, va occuper son premier poste dans une unité de soin perdue au cœur de nulle part. C’est la campagne russe, ses paysans primaires, la boue, la glace, le froid, la neige, la solitude. Le jeune moscovite subit de plein fouet le choc culturel et géographique, loin des lumières de la capitale, des cafés aux discussions passionnées, des théâtres et du bouillonnement intellectuel qui accompagne l’imminence de la Révolution d’Octobre. Il subit aussi et surtout l’affrontement à ses premiers pas de clinicien, terrifié par son inexpérience, la peur de ne pas savoir faire, l’ahurissement devant les personnages improbables qui se présentent à son auscultation, parés de maladies ou de blessures inconnues ou presque du débutant.
Boulgakov adopte le plus souvent le ton de l’autodérision pour nous conter ses chaotiques premiers pas. A quelques années de distance, il revoit avec tendresse et un brin de nostalgie ce qui, en son temps, ressembla à un chemin de croix. Dès l’arrivée à ce qui sera sa demeure pendant trois années, dès le voyage qui y mène, le pauvre médecin sait qu’il entre dans un autre monde, un monde inconnu dont il n’avait pas la moindre prescience.
« … Et ce matin nous sommes repartis à sept heures… et à nouveau sur les routes… Ô, pères très saints !… plus lentement qu’à pied. Une roue plonge dans une ornière, l’autre se lève en l’air, vlan ! la valise sur les jambes… puis on penche d’un côté, puis on penche de l’autre, puis c’est le nez en avant, puis la nuque en arrière. Et d’en haut ça tombe et ça tombe, et vous voilà glacé jusqu’aux os. Aurais-je pu croire, moi, qu’en plein mois de septembre, en pleine grisaille et crachin, on pouvait geler au milieu des champs comme au plus fort de l’hiver ? ! Eh bien, oui, la preuve est faite : on peut ».
On déniche très vite dans l’écriture de Boulgakov l’humour, la drôlerie souvent, qui sera un des éléments essentiels de son œuvre à venir, celui qui met à distance les situations les plus noires, les plus douloureuses autant que les plus cocasses. L’écriture de Boulgakov est là, sautillante, précise, joyeuse. On pense à son chef-d’œuvre, Le Maître et Marguerite, dans lequel la présence du Mal incarné en Satan est source de scènes hilarantes. C’est pourtant souvent le bout de la détresse humaine qu’il devra affronter dans son petit hôpital de campagne, avec son noviciat en bandoulière. Et son humour.
« J’avais eu le temps de visiter tout l’hôpital et de me convaincre avec une parfaite lucidité que la collection d’instruments y était des plus riches. Cela dit, j’avais été forcé de reconnaître (en mon for intérieur, il s’entend), avec une lucidité non moins grande, que la destination de la plupart de ces instruments encore étincelants d’un éclat virginal, m’était absolument inconnue. Non seulement je n’en avais jamais tenu en main de semblables, mais, je l’avoue franchement, je n’en avais même jamais vu nulle part ».
La force de ces récits émane en grande part de la fragilité du héros. Une fragilité qu’il ne veut pas laisser paraître, ce qui va, peu à peu, lui constituer une attitude pérenne dans l’exercice médical. Le masque d’assurance et de désinvolture qu’il se fabrique va devenir, sans même qu’il s’en rende compte, son personnage professionnel. Et c’est un bonheur pour ses patients, ces bougres racornis, frustes, parfois simplets, qui ont besoin de l’autorité du sachant pour accepter de prendre telle potion, tels cachets, tel régime. Le « citoyen docteur » prend ainsi part à la Grande Révolution qui gronde en fond d’écran, il travaille à la santé du peuple russe, pas encore soviétique, qui en a grand besoin. Ecrasés par les labeurs des champs, les morsures du froid, les accidents, la malnutrition, la patientèle du jeune « Boulgakov » est un échantillon exact et terrible de la condition paysanne en Russie en 1917.
Il va ainsi dénicher et s’efforcer de combattre le fléau de la syphilis, « l’éruption étoilée » comme on l’appelle alors en raison de son symptôme dermatologique le plus spectaculaire, un rhizome de vaisseaux sanguins en étoile. Fléau qui alors passe encore inaperçu dans les campagnes reculées de Russie, qui rend fou et tue sans que les victimes et leur famille ne sachent pourquoi. Et évidemment, cette ignorance facilite et multiplie la contagion. Terrifiant constat.
« – Ça veut dire… proférais-je dans l’ombre en m’adressant à moi-même autant qu’à la souris qui pendant ce temps grignotait les vieilles reliures de livres sur les étagères de l’armoire… ça veut dire qu’on ne possède ici aucune notion sur la syphilis et que ce chancre n’épouvante personne. Oui, messieurs. Ensuite le chancre vieillit et se résorbe. Il ne reste qu’une cicatrice… C’est ça, c’est bien ça, et c’est tout ? Non, ce n’est pas tout ! Bientôt la phase secondaire se développe, violemment avec ça ! Quand la gorge lui fait mal et que des papules suintantes lui fleurissent sur tout le corps, alors Sémion Khotov, trente-deux ans, s’en va à l’hôpital, et on lui donne de la pommade grise… Eh oui !… ».
Héros discret, comme des millions de Russes en ces temps reculés et, Mikhaïl Boulgakov fait ses armes de médecin mais, pour nous, surtout d’écrivain, découvrant la matière même de son génie littéraire : une écriture qui se nourrit de ses racines russes et qui le mènera à développer une œuvre majeure sans jamais dévier d’un pouce sous les pressions idéologiques qu’il tiendra toujours à distance.
Dans les courts textes qui suivent, il faut noter le remarquable Morphine, qui est l’un des plus beaux textes jamais écrits sur l’addiction à la fée morphique et à ses ravages.
Léon-Marc Levy
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