Radicelles, Murièle Modély (par Cathy Garcia)
Radicelles, février 2019, photographies couleurs Vincent Motard-Avargues, préface Dominique Boudou, 40 pages, 18 €
Ecrivain(s): Murièle Modély Edition: Tarmac Editions
Murièle Modély a trop de talent pour être éditée, je ne me l’explique pas autrement, aussi quand enfin un de ses recueils voit le jour sur papier, c’est vraiment une grande joie que de tenir l’objet où l’écriture devient matière. Et pour une écriture aussi dense, un bel écrin s’impose. Après la Revue Nouveaux Délits qui avait publié Feu de tout bois, premier opus de sa Collection Délits buissonniers, c’est de nouveau un revuiste qui tend la main à la talentueuse poète : Jean-Claude Goiri qui publie la Revue FPM et a créé aussi les éditions Tarmac.
Radicelles est un duo, un vis-à-vis où la voix de la poète vient se frotter aux photographies couleurs de Vincent Motard-Avargues tandis que ces dernières entrent en résonance avec cette langue organique et accrocheuse.
On retrouve dans ce recueil, une thématique qui est précieuse à Murièle Modély, quasi obsessionnelle : l’île laissée derrière où sont plantées bien profond des racines lourdes de sang.
« Il te semble entendre encore
dans le sifflement du vent la déchirure de ton écorce »
L’île, sa langue, son histoire, ses chaînes, sa douleur, ses débordements…
« parl franssé ti fille/parl françé/parl franssais
ou la bo ékri com ou veu
tout’zafér la lé roug’, i rempli out tét
tout’marmaille la lé roug’
kan zot i aval, kan ou aval
la mor la mer ek zot doulér »
Français, créole, créole, français, les langues emmaillées tissent cette toile qui semble vouée à se défaire encore et encore
« on te dit choisis
choisis ton camp, ta frontière, ton pays
raye tout le reste, choisis
pas de place pour à moitié, à demi, choisis
gratte, arrache, la chair, la peau
il ne restera plus qu’un peu de rouille sur la photo »
Le poème devient la seule embouchure par où peut s’écouler le bruyant silence imposé, poème, corps, peau, papier
« tu n’en finis pas de danser
sur la table
de jouer du charbon
de noircir
écrire, ékrir
(…)
et des flots de salive qui ramènent dans la montée
du poème
ek in pé do sel sur la langue, le soleil »
Nostalgie d’un temps ensoleillé donc où tout coulait de source, sans déchirure :
« quand tu étais enfant, le bonheur était simple
il tenait dans le creux de tes paumes
s’écoulait jusqu’à tes dents de lait
le bonheur mordait tes boucles
mangeait ton cerveau nu
puis tu as grandi : tes dents sont tombées
la sagesse a poussé comme un buis
a figé son basalte dans ton verre
a fait taire le volcan et ta lave en fusion »
La mémoire cependant est un creuset où plusieurs générations laissent leurs traces, même infimes, même invisibles, elles demeurent
« tu ne te souviens pas du mythe initial
qui te raconte
combien grinçaient les chaînes dans l’air pesant du soir
combien le ciel, la terre et la mer étaient noirs
(…)
la sueur mangeait leurs yeux
la moiteur dévorait leur langue
ils n’avaient pas d’histoires »
Le poème vient colmater les abîmes, combattre l’oubli. Et nous lecteurs, gardons en refermant le livre comme la sensation en bouche de ces :
« vers roses
gras, lourds
au parfum de coriandre »
et cette main de feu dans les entrailles qui touille ensemble jouissance et douleur.
Cathy Garcia
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