Qui est l’extrémiste ?, Pierre-André Taguieff (par Gilles Banderier)
Qui est l’extrémiste ?, Pierre-André Taguieff, Éditions Intervalles, août 2022, 168 pages, 13 €
Pierre-André Taguieff est l’auteur d’une œuvre impressionnante en volume, en qualité et en richesse d’information : les notes infrapaginales foisonnantes sont une de ses signatures (il y a du Bayle chez lui) et l’on serait mal avisé de les survoler d’un œil distrait, car elles ne se contentent pas de jouer le rôle traditionnel de justificatifs ou de sources, mais elles permettent de prolonger la réflexion avec, par exemple, l’éloge du livre de Seymour Martin Lipset, L’Homme et la politique, vieux de plus de soixante ans, qui avait dégagé, sans qu’on la comprît à l’époque, la notion de « fascisme du centre »). Une œuvre qui sera peut-être un jour étudiée pour elle-même et dont la clef de voûte est un livre intitulé L’Effacement de l’avenir. Pierre-André Taguieff est un analyste lucide et par conséquent subversif, en des temps où les hommes sont installés dans la caverne platonicienne du divertissement sportif et télévisuel et paraissent heureux de s’y trouver. C’est un des paradoxes de notre époque sinistre : jamais l’information n’a été aussi libre et abondante et jamais la réflexion, la pensée, n’ont été aussi pauvres. Ceux qui nous gouvernent auraient bien tort de réfréner leur appétit de domination et leur pente au despotisme, face à une matière humaine aussi ductile.
L’adoption d’une représentation spatiale (qui n’a pas toujours existé : elle remonte à la Révolution française) des idées politiques implique qu’on distingue une gauche, un centre, une droite et, de la même manière qu’il existe un Pôle Nord et un Pôle Sud, il existe en principe aux antipodes l’une de l’autre une extrême-gauche et une extrême-droite. Toutes ces désignations (qui ont remplacé les « états » de l’Ancien Régime), naturellement, ne sont en rien des absolus ou des essences : non seulement leurs frontières sont floues, mais encore on peut passer de l’une à l’autre. Le nazisme, qui apparaît comme l’incarnation idéaltypique de l’extrême-droite, se définissait comme un socialisme. Dans la dénomination officielle du « Parti national-socialiste des travailleurs allemands », deux termes renvoient à l’univers conceptuel de la gauche (quant aux adjectifs national et allemand, leur rapprochement est au mieux redondant). Le nazisme partageait avec le socialo-communisme le goût de la planification étatique (de nos jours, la Chine a trouvé le moyen de fondre ce qu’il y a de pire dans le communisme et ce qu’il y a de pire dans le capitalisme). En vérité, ce ne sont pas seulement les frontières qui sont floues. Les concepts eux-mêmes apparaissent à l’examen peu clairs. « La notion d’extrémisme est une notion confuse. Prétendument classificatoire, elle fonctionne principalement comme un mode d’illégitimation, voire de diabolisation de l’adversaire » (p.7).
Deux des marqueurs objectifs de l’extrême-droite sont le recours à la violence et l’instauration de mesures discriminatoires, notamment à tonalité racialiste ou antisémite. De mauvais esprits feront observer que cela correspond au programme communiste qui (à la différence du socialisme, lequel entend remédier aux inégalités sociales à l’intérieur des structures politiques existantes) prône la Révolution, la table rase et les discriminations – pouvant aller jusqu’à l’élimination pure et simple – envers les ennemis de classe. Force est de constater qu’il n’existe pas, dans l’offre politique présente en France, de parti établi qui proposerait un programme d’extrême-droite. À quoi donc cette extrême-droite sans cesse évoquée et invoquée correspond-elle ? N’est-elle qu’un chiffon qu’on agite, pour distraire l’attention d’une extrême-gauche qui, elle, existe bel et bien et ne se cache pas ? Extrême-gauche et extrême-droite ont en commun de ne pas avoir seulement des adversaires, mais aussi des ennemis.
Le rappel quasi-mécanique, pavlovien, des « heures les plus sombres », de la « bête immonde » dont le ventre est encore fécond, la stridulation au fascisme (alors que peu de gens ont une idée précise de ce que ce concept recouvre exactement), font partie des ficelles médiatiques les plus grossières. Mais cela permet, à peu de frais et bien que droite ou gauche « acceptent d’avoir des rivaux, des concurrents, des adversaires. Mais elles sont saisies par la phobie de l’ennemi » (p.98), de s’acheter une vertu, de s’inventer un ennemi, c’est-à-dire, paradoxalement, d’adhérer à la vision obsidionale propre à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite (mais, selon Carl Schmitt et Julien Freund, l’existence d’un ennemi est une condition du politique) et de donner à craindre une violence future, fantasmée, afin de détourner l’attention de la violence présente. Car à la fin du compte on est bien obligé, s’agissant par exemple de l’antisémitisme, de constater que ce n’est pas « l’extrême-droite » qui tue des Juifs en France. On peut se faire peur avec la « Nouvelle droite » et le GRECE, qui sont des groupes d’idées, des laboratoires de pensée (et dont les travaux sont d’une indéniable tenue intellectuelle), plutôt que des forces politiques en mesure de conquérir un jour le pouvoir. On peut amalgamer en parfaite bonne conscience des notions aussi différentes, voire incompatibles, que fascisme, conservatisme ou réaction : le réactionnaire digne de ce nom aspire à retrouver un passé (parfois fantasmé ou au moins arrangé) et donc ignore ou récuse les notions de gauche et de droite, nées avec la Révolution ; tandis que le conservateur cherche à garder du passé ce qui mérite de l’être (y compris les solidarités locales ou les acquis sociaux – des concepts plutôt de gauche), face au libéralisme mondialisé qui, lui, exige une force de travail indifférenciée et malléable (Marx avait bien compris le caractère révolutionnaire du capitalisme). Dans la configuration politique actuelle, l’extrême-droite apparaît surtout comme un épouvantail qu’on sort du placard à intervalles réguliers, afin d’assurer la survie du régime en place.
Gilles Banderier
Pierre-André Taguieff est politologue, sociologue, historien des idées, connu pour ses travaux sur le racisme, l’antiracisme, l’antisémitisme, la nouvelle droite et le populisme.
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