Qui chante pour Lu ?, Alan Duff
Qui chante pour Lu ?, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Pierre Furlan Mai 2013, 380 pages, 23 €
Ecrivain(s): Alan Duff Edition: Actes Sud
Lu est belle, très belle. Mais elle ne veut pas le croire. Au contraire, elle se trouve laide, repoussante. Et cela parce que son oncle n’a pas cessé de lui répéter qu’elle était moche. Son oncle qui, toute son enfance, a sexuellement abusé d’elle.
« La culpabilité l’accompagnait comme un camarade non désiré et revenait dans ses rêves nocturnes. Chaque nuit. Dans ses rêves, Lu était punie de n’être qu’une fille ordinaire de Wooloo : on l’exhibait devant tout le lycée ou dans sa rue parce que, braillait le cœur nocturne : “TU COUCHES AVEC TON ONCLE !” Le jour, elle se baladait comme anesthésie, avec son unique compagne, la culpabilité ».
Lu travaille comme serveuse dans un kebab. Un jour, elle rencontre Rocky. Une armoire à glace d’une force redoutable. Ils deviennent amis. Lu l’apprécie d’autant plus qu’il « n’essayait jamais de fourrer sa bite, sa langue ou son doigt dans [s]es orifices ». Elle en vient à le considérer comme un grand frère. Mais bientôt, il se retrouve mêlé à une bagarre et va en prison.
Peu de temps après, une autre rencontre, qui n’en est pas vraiment une, va tout changer. Lu aperçoit à la terrasse d’un restaurant une fille, prénommée Anna, en train de manger avec son richissime père. Elle la regarde méchamment. Anna est aussi troublée par la manière dont elle est considérée.
C’est une sorte de coup de foudre, mais en sens inverse. A partir du moment où elle l’a vue, Lu va détester Anna.
« Lu n’arrivait pas à se sortir cette fille de la tête. C’était trop injuste que quelqu’un reçoive tout ce que la vie peut donner de bien et que d’autres n’aient rien ».
Tout oppose les deux jeunes femmes. Elles vivent dans deux mondes qui s’ignorent, mais pourtant cette rencontre, cet échange de regards, va les lier à jamais. Plus rien ne sera comme avant.
Mais Qui chante pour Lu ? n’est en rien une histoire d’amitié. Il n’y a pas d’amitié possible entre deux milieux sociaux. Et la tentative de l’une pour « entrer » dans celui de l’autre, même furtivement, va faire des dégâts pour tout le monde…
Alan Duff multiplie les points de vue. Lu est le personnage principal, mais tout un tas de personnages gravitent autour d’elle. La construction peut rappeler une série. Une large place est accordée à chacun, dont on va suivre les histoires en parallèle. Conséquence, l’intrigue a parfois tendance à se relâcher, à perdre en tension. On peut aussi regretter que quelques personnages soient un peu convenus, avec des réactions prévisibles. Mais ce n’est là qu’un petit détail par rapport au souffle romanesque de l’ensemble.
Alan Duff joue sur une large variété de registres. L’histoire débute ainsi de manière sordide, sans doute renforcée par le langage assez cru qu’il utilise. Il n’est pas du genre à utiliser des périphrases. Il rentre dedans, mais cela est justifié dans la mesure où il évoque l’enfance de Lu et les abus sexuels dont elle a été victime. Quelques pages sont difficilement soutenables, mais, au fur et à mesure que Lu parvient à se distancer de son enfance, à se reconstruire, le ton change, jusqu’à ce que, parfois, une vraie beauté s’en dégage.
Même dans les situations les plus extrêmes, l’auteur ne s’apitoie pas sur le sort des uns et des autres. Il confronte les points de vue. Ainsi, tout peut s’expliquer, tout peut se comprendre.
Alan Duff mène aussi une réflexion sur le destin individuel. Peut-on changer de condition ? Si la question paraît assez rebattue quand elle concerne les laissés pour compte de la société, ceux qui vivent à sa marge, elle prend un tour plus intéressant quand l’auteur s’interroge sur ceux qui sont nés avec une cuillère d’argent dans la bouche.
On n’échappe pas à sa condition, mais non pas parce qu’on n’est pas capable de s’en extraire, mais parce que les autres nous en empêchent. Chacun a une image de l’autre dans laquelle il l’emprisonne. Chacun devient une caricature pour l’autre. Ainsi, Lu, après avoir vu Anna, va se faire une idée d’elle et va tenter de se venger, de rétablir la balance, comme si ce qu’elle n’avait pas, c’était une autre qui lui avait pris… On est victime de ses préjugés, mais on est victime des préjugés que les autres ont de nous.
Yann Suty
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