Quemhrf ! (en manège), Christoph Bruneel (par Patryck Froissart)
Quemhrf ! (en manège), Christoph Bruneel, Editions de l’Âne qui butine, Coll. Xylophage, décembre 2023, 290 pages, 22 €
Que voilà un remarquable OLNI dans le voyage vertigineux de quoi tout lecteur et toute lectrice ne peuvent éviter de se laisser jubilatoirement emporter, noyer, dès l’embarquement ! Objet Littéraire Non Identifiable, cette nouvelle publication de l’Âne qui butine vaut d’abord par le raffinement de son apparence extérieure, la qualité de son papier, l’esthétisme de ses illustrations (les photographies sont l’œuvre de l’auteur).
Bateau ivre que le naute lance sans boussole apparente, comme à l’errance, dans l’océan tantôt démonté, tantôt trompeusement uniforme, de son imagination débridée, vers des destinations a priori inconnues, aux limites improbables, le texte mêle récit hallucinant, péripéties désorientées soufflées par quelque muse défoncée et ponctuellement lyrique et lubrique, morceaux de pure poésie, et, ici et là, des sommes de pages inattendues que l’auteur présente comme des interludes.
Les épisodes narratifs ont pour personnage principal un certain Quemhrf, qui actionne et mène le manège désaxé (en tous les sens du terme) d’acolytes burlesques affublés respectivement des noms suivants, parfois comiquement déformés en cours d’action : Bouchère, Bûcheron, les sœurs Asymptotes, Planche Piège et ses sept Puces, Nonnette, Le Nouveau Client, Tranche-Braise et ses sept Nabots, Balthazar de la Bamboche, la Belle Encuisse, et autres acteurs de baroque vêture.
Qui donc est Quemhrf ?
« Quemhrf ! ingénu venu d’un zeugme zonier sans suite ni reconduite, car à l’air carillonné libre, ivre de livres caractériels et carabistouillés […] aux palimpsestes pataphysiques en poupe […].
Quemhrf ! l’homme qui avait toujours raison, même dans l’assiette de l’autre ».
Tout est dit, n’est-il pas ?
L’entrée en matière annonce sans préambule, sans préavis, de façon tonitruante, le délire lexico-sémantique qui va suivre :
« Voici venir de la fente tirelire la chère bien-aimée Bouchère & l’adulé chérot Bûcheron, qui, de brio, au gallodrome de leurs amants ébats, se bouchonnent, se bichonnent, se briochonnent le glas sous un faux air de Brabançonne ».
Suivent, fusent, exagèrent, s’exaspèrent, se bousculent, se télescopent, déraillent, fourchent, explosent en gerbes d’inventivité des épisodes narratifs fluant, coulant, dérivant dans le cours d’une écriture caractérisée par une succession d’associations lexicales fondées sur une proximité tantôt sémantique, tantôt graphique, tantôt phonique, et par des envolées, diversions, énumérations farcesques à la truculence d’un Rabelais que l’auteur, à maintes reprises, affirme être son principal référent littéraire.
Tout va dans tous les sens et, magie de la langue, du non-sens apparent naît un sens probable, ou plutôt naît un nuage de sens possibles. Et surgissent, inopinément, ces étranges interludes, dont on peut retenir, entre autres fantaisies au demeurant à la fois intéressantes et amusantes : un dialogue documenté entre S. Van Rompaey et R. Vermaut à propos d’une « fontaine des Trois Pucelles » à Bruxelles, un article sur l’alfa extrait d’un « Glossaire du Papetier », une recette pour fabriquer soi-même sa pâte à raser, un texte poético-théâtral sur Jeanne Hachette, une furieuse divagation de style papal intitulée « Urbiette et Orbiette », plusieurs tomes longs et denses, partagés par tranches thématiques (faune terrestre, faune marine, flore, toponymie…), dans l’ouvrage, du « répertoire dictionnaire glossaire lexique d’un anonyme » aux articles agrémentés de commentaires loufoques, une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, une présentation détaillée de Désiré Tricot, « poète prolétaire oublié de justesse », et la reproduction d’un de ses poèmes, un texte de forme classique en décasyllabes en hommage à la Flandre et aux Flamands en réplique à un texte méprisant publié par un certain Ansieaux, un pamphlet puissant sur « les mots » ayant pour titre « Wordsbomb » et pouvant traduire le manifeste littéraire de l’auteur :
« son ou réunion de sons
[…]
muttum - verbum - lexis - mot
agrafez-les
dégriffez décriez dépliez
massicotez congelez étirez
réduisez-les en compote
malaxez broyez évaporez
les mots ! rien que les mots !
appropriez-vous les mots ! ».
Il y aurait tant et tant à dire à propos de ce texte fourmillant de trouvailles, d’inventions, de transgressions, de violations linguistiques ! On terminera par ce chant cocasse qui rappelle que Bruneel cultive allégrement son bilinguisme franco-néerlandais, qu’entonnent en chœur, en levant leur verre, tous les personnages en guise d’épilogue :
« Viva Bomma giet ze moar
Patatten en Saucissen binnen !
Nunc viva est Bomma
Patatten en bibendum Sala !
En daarbij
A mon commandement
Een dikke Cervelas ! ».
A votre bonne santé, godverdomme, lecteurs et lectrices !
Patryck Froissart
Christoph Bruneel, né le 21 février 1964 en Belgique, est relieur, restaurateur et concepteur de livres (en 1996 & 1997 : médaille de bronze de la Guilde des relieurs flamands). Se définissant comme un jardinier de langues, et triturateur d’idées, Bruneel est également auteur bilingue français néerlandais. De ce chassé-croisé naît sa littérature érudite, humoristique, truculente.
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