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Quelques questions à Fouad El-Etr, éditeur, traducteur, poète et écrivain (par Philippe Chauché)

Ecrit par Philippe Chauché 18.11.21 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

Quelques questions à Fouad El-Etr, éditeur, traducteur, poète et écrivain (par Philippe Chauché)

 

Philippe Chauché, La Cause Littéraire : Vous avez publié cette année votre premier roman chez Gallimard : En mémoire d’une saison de pluie. Un roman bien singulier, qui donne une part belle au style, un roman que nous avons qualifié de luxuriant et d’éblouissant tant il s’attache à une forme romanesque que nous qualifierions d’un autre temps. Roman d’amour et d’amitié, qui offre au lecteur une plongée romanesque étourdissante, par la richesse de sa langue. Un roman héritier de vos écrits poétiques et de vos traductions de poètes ?

 

Fouad El-Etr : Ce roman est l’aboutissement d’un travail au long cours, un work in progress, dont une première version fut écrite d’un jet en 1962, au retour d’une escapade avec quelques amis aux vacances de la Toussaint. Quatre esquisses pour un portrait, en 1956 à quatorze ans, quand j’étais en Seconde au Lycée Français d’Alexandrie. En mémoire d’une saison de pluie fut plutôt la matrice de toute ma poésie, avant d’être nourri en retour, soixante années durant, de l’écriture et d’une vie de poésie.

Ph. Chauché, LCL : Votre aventure poétique s’appuie notamment sur l’aventure de La Délirante, la revue et la maison d’édition éponyme. Le premier numéro paraît en 1967, l’ultime en 1982, certains sont aujourd’hui épuisés. Comment est née cette aventure poétique, littéraire et graphique ? Quel était votre projet éditorial ?

 

Fouad El-Etr : Dans les années soixante, quand je suis arrivé à Paris, hormis Saint-John Perse, Pierre-Jean Jouve ou Georges Schéhadé, et, dans un autre registre, Julien Gracq ou Cioran, tout m’était étranger dans le paysage poétique français. Les poètes se pensaient penseurs, les philosophes poètes : les uns étaient structuralistes, marxistes, lacaniens, d’autres heideggériens, ne retenant de leur idole que les jeux de mots et l’usage abusif des tirets. Tout le monde y allait de son Coup de dés, s’égarant dans de stériles, frivoles, abstractions, s’il ne revendiquait pas son impuissance par cette traite inédite des blancs et l’impossibilité d’écrire. Ainsi fut inventée La Délirante, au beau nom de voilier, pour aller à contre-courant à la recherche du Graal. Ma ligne directrice a toujours été la poésie. Fût-il seulement concevable d’écrire ou éditer de la poésie sans poésie ? Il y a même, affirmait Novalis, « une manière poétique de conduire les affaires ? ». La parole des poètes vaut contrat parce qu’ils sont les vrais législateurs du monde.

 

Ph. Chauché, LCL : En 1973 vous créez votre maison d’édition, La Délirante, et publiez des textes rares, des poèmes, mais aussi de la prose, sous une couverture immédiatement reconnaissable, reconnaissable également par son beau papier vert ou crème, et ses belles impressions accompagnées de frontispices d’artistes contemporains. Votre souhait était-il, dès le début de la collection, d’affirmer votre différence, par les choix des textes publiés, mais aussi par la forme que vous leur donnez ? Un livre doit-il être beau ?

 

Fouad El-Etr : Ce qui est au-dedans est aussi au-dehors. J’ai voulu pour composer la poésie des caractères en plomb, Garamond, Baskerville, Bodoni, beaux, sobres, lisibles, et d’importants tirages typographiques sur des papiers amoureux de l’encre, chiffon, Ingres d’Arches ou Richard de Bas, réservés d’ordinaire aux exemplaires de luxe. Devrais-je m’expliquer là-dessus ? J’aime la Beauté, qui est indivisible, et je voulais la rendre accessible, quoi qu’il dût en coûter, au plus grand nombre, sans dépendre jamais du jugement esthétique, politique, financier de personne. « La poésie est le réel absolu ». Comprenne qui pourra. Et peu dans le milieu de l’édition partagent et pratiquent cette affirmation de Novalis.

 

Ph. Chauché, LCL : Au cœur de La Délirante, vos textes, vos poèmes, par exemple dans Comme une pieuvre que son encre efface, vous écrivez : « Que la lecture est belle / Sur les bords de l’amante / Ses lignes s’entremêlent / Comme des fleurs grimpantes », et dans Irascible silence, « Si on te dit obscur reste obscur / Léger ne te laisse pas alourdir / Dans tes poèmes cours / Comme un long échassier », peut-être l’une des définitions de votre poésie et de celle que vous traduisez et publiez ? Tout y est clair et léger comme un échassier ?

 

Fouad El-Etr : Le poète, avec ses mots et ses silences, dévoile et voile ce qu’il veut dire ou taire. Il rend visible l’invisible et invisible le visible. Comment définir la poésie ? C’est elle qui définit tout le reste. Elle est cachée et elle éclaire ; obscure, elle rayonne. En écrivant sa poésie la définit chaque poète, et déplace les frontières parfois des définitions antérieures. La poésie se mue sans cesse en elle-même et se redéfinit.

 

Ph. Chauché, LCL : Vos choix de traductions se sont portés sur Shelley, Yeats, Keats notamment, pour quelles raisons poétiques et littéraires ? et lorsque vous publiez des traductions de textes de Bergamín, des poèmes de Borges, ou de Góngora, quelles en sont les raisons profondes ?

 

Fouad El-Etr : Quelle pourrait en être la raison sinon l’amour que je leur porte, autant qu’à Blake, Synge ou Shakespeare, et l’attirance qu’exercent sur moi les langues étrangères, dont aucune, je dis bien aucune, ne peut m’être étrangère. « La poésie dissout, dans son essence propre, tout ce qui lui est étranger » dit encore Novalis. Je suis né, j’ai grandi à Alexandrie, la ville de Callimaque, de Cavafy, d’Ungaretti, la ville d’Alexandre qui s’est laissé apprivoiser par ses conquêtes et les coutumes étrangères. Au Lycée Français où j’ai fait mes études nous étions élevés en langues, en anglais, arabe et français, que nous parlions aussi à la maison avec mes oncles francophones et nos parents qui enseignaient les langues et les littératures arabes et anglaises. Ma grand-mère qui n’a jamais fréquenté d’école, ni au Liban où elle est née, ni en Egypte, parlait neuf langues dans la tour de Babel qu’était alors notre immeuble, et je peux affirmer sans trop exagérer que ma langue maternelle est la poésie.

 

Ph. Chauché, LCL : Enfin quel est aujourd’hui l’avenir de La Délirante, quels sont vos projets pour les temps futurs ?

 

Fouad El-Etr : De quel avenir me parlez-vous ? Sinon rêver, je n’ai jamais fait de projet de plus d’un an. A présent que j’en ai près de quatre-vingts, je me contente du présent.

 

Philippe Chauché et Fouad El-Etr (novembre 2021)


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A propos du rédacteur

Philippe Chauché

 

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Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature française, espagnole, du Liban et d'Israël

Genres : romans, romans noirs, cahiers dessinés, revues littéraires, essais

Maisons d’édition les plus fréquentes : Gallimard, Minuit, Seuil, Grasset, Louise Bottu, Quidam, L'Atelier contemporain, Tinbad, Rivages

 

Philippe Chauché est né en Gascogne, il vit et écrit à St-Saturnin-les-Avignon. Journaliste à Radio France durant 32 ans. Il a collaboré à « Pourquoi ils vont voir des corridas » (Editions Atlantica), et récemment " En avant la chronique " (Editions Louise Bottu) reprenant des chroniques parues dans La Cause Littéraire.

Il publie également quelques petites choses sur son blog : http://chauchecrit.blogspot.com