Quelqu’un manque, Emmanuel Darley
Quelqu’un manque, 45 pages, 9,5 €
Ecrivain(s): Emmanuel Darley Edition: Espaces 34
« La langue de l’intérieur »
Quelqu’un manque, écrit en 2002 dans le cadre de la Chartreuse d’Avignon, est une pièce courte, dont la brièveté même travaille le langage et le deuil comme autant de pertes, de lacunes, de répétitions impuissantes, de silences et de non-dits. Le manque de l’autre, du compagnon malade, agonisant et défunt dont nous suivons le calvaire physique. La choralité dans la distribution (les pleureuses, Elle, le soignant, l’ami) accomplit ce travail de la recherche de ce qui s’en va, de ce qui s’efface, de ce qui meurt mais aussi de ce qui reste. Nous ne savons pas si les paroles se souviennent, ressurgissent, semblables à la mémoire. Ainsi au début du texte, les pleureuses reprennent-elles à leur compte ce « qu’il disait » ou « ce qu’elle disait » jusqu’à creuser encore plus profondément dans l’intériorité (p.30-1) :
Qu’est-ce que ça serait toi, hein, ta dernière volonté ? disais-tu.
Peut-être, après tout pourquoi pas, un verre de lait, oui, de lait bien chaud, disais-tu.
Les pleureuses font entendre les mots de Gume, se parlant à lui-même. Elles font acte de citation puisque les passages sont typographiés en italique dans le texte. Ce chœur de femmes, rappelant les rituels antiques du deuil, occupe en effet une place prépondérante dans la pièce ; il ne fait pas figure de simple commentateur épisodique mais bien plutôt de voix prédominante, portant toutes les autres, en son sein, comme si la parole du personnage était en manque d’elle-même, par essence. E. Darley écrit des « éclats » de phrases comme autant de morceaux de chair, de peau du corps malade. Chirurgie, pathologie à l’œuvre du langage dramatique :
Œil distrait sur les grattures,
Les croûtes purulentes
La déchéance physique fait avancer le texte selon la didascalie « un temps » ou « noir ».
Le personnage autour duquel prend forme le requiem entre lui aussi dans la sphère d’un langage atrophié, médicalisé. Il perd son prénom d’avant la maladie et devient GUME (p.18) : dans la bouche d’Elle puis des Pleureuses.
Gume je le nommais.
Légume d’abord.
Tout le monde, vite, l’appelait Gume et son prénom on oubliait.
La déconstruction du corps incurable s’écrit donc dans la déconstruction à la fois de la rhétorique mais aussi de la logique dramatique du personnage. Sa réalité n’est que verbale et E. Darley ne le désigne justement pas Gume (dans les didascalies) mais « Celui qui manque » seulement à partir de la page 32. Entité d’une périphrase. Le titre de la pièce et le dernier mot de la pièce créent un va-et-vient avec le texte. « Quelqu’un manque » renvoie à une sorte de voix off, établissant le constat d’une absence tandis que la périphrase rattachée à un personnage, à un comédien, constitue une présence affective au monde. Manquer / manquer à /sont les deux faces de l’existence humaine entre vie et mort. Le texte va dans le même temps vers le langage morcelé, incapable de tout dire, de capter l’entière souffrance, jusqu’au silence ultime lorsque la pièce s’achève :
LES PLEUREUSES-Il ne dira plus rien.
Son dernier mot sans doute.
Laissé loin d’ici.
Recouvert désormais par celui d’avant.
Souvenir devenu.
Celui qui manque.
La mise en scène de Nadège Coste en 2012 mettait en avant le langage du corps au-delà. Corps qui se meut, qui rampe dans le sable, au-delà du Verbe.
E. Darley ainsi dans cette pièce plonge-t-il aux racines d’une métaphysique, celle de notre propre finitude charnelle et de notre impuissance langagière à l’exprimer.
Marie Du Crest
Chez le même éditeur : Kaboul, 2003 ; Elles deux, 2013. D’autres textes (roman théâtre) de l’auteur ont fait l’objet de précédentes notes de lecture.
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