Que dire ?, par Kamel Daoud
La nouvelle est tombée de nuit, sur ma tête, à Brooklyn. Une peur noire, étouffante, sèche. Car j'étais algérien, et je savais ce que cela signifiait, une guerre : la ruine de l'humain, la rupture, le triomphe des aveuglements. Quelque chose que je vois se dessiner depuis des années au coeur du monde pour le tuer. Je me suis donc senti traqué, acculé, pestiféré à cause de ma géographie : j'étais entre le monde qui tue et le monde qu'on assassine. À quoi pouvaient servir désormais des gens comme moi en temps de guerre ouverte ?
Ma première inquiétude, après le choc des morts, était la nationalité des tueurs. Car, aujourd'hui, le tueur tue sa victime mais aussi son pays d'origine.
Le plus dur était de réagir. Et il ne resterait rien à dire justement. La condoléance est usée et proclamer son indignation était insuffisant, banal, comme serrer la main d'un mort. L'humanité n'avait pas ma peau et le barbare avait mon visage. Toute la tragédie de l'otage. J'étais un homme brun entre deux rives, vendeur d'une vision du monde que démentait la déflagration. Ce cri, je l'entendrais souvent et il me terrorisait, « Allahou akbar », Dieu est grand. Et là, il venait encore de retentir, dans la bouche des tueurs, pour faire rétrécir le monde, apportant accusations, racismes, méfiance, insultes et cadavres. « Dieu est grand » vous fait sentir petit et présage la mort, pas l'extase face à une divinité.
Que dire à ce pays qu'il n'a déjà entendu et peine à croire désormais malgré ses hommes de bonne volonté : dire que l'islam n'est pas l'islamisme ? Que les terroristes me tuent autant qu'ils vous tuent ? Qu'ils tuent plus de musulmans que d'Occidentaux (comme pour consoler en comparant les cimetières) ? Qu'il ne faut pas ressembler aux tueurs en tuant la tolérance et la bienveillance ? Qu'il faut que les musulmans sortent dans la rue ? Mais comment parler à des gens qui viennent de perdre la raison par la peur et la douleur ? Mais que valent mes mots qui sont une poignée de sable ?
J'ai mis donc deux jours à réagir, car je ne vois pas en quoi un mot peut permettre de reprendre raison. Le 11 septembre universel dure maintenant depuis une décennie et il passe de l'avion précipité à la guerre ouverte. À New York, où je suis depuis quelques semaines, dans les milieux des journalistes, j'ai été frappé par la sourde routine de la réaction après les attaques à Paris. On s'est précipité, on a écrit, commenté, mais en « creux », dans la désarticulation de la fatigue : comme si l'indignation ou le cri ne pouvaient plus rattraper le fait. Comme s'il n'y avait rien à ajouter à la fin du monde, au bout de la phrase. Tout a été dit. La guerre est désormais routine.
Que penser ?
D'abord la peur. Il n'y a pas pire et plus rigoureux que l'effet papillon de l'attentat : on pense à sa peau et à ceux qui ont la même couleur de peau et qui vont « payer » le crime en France et en Occident : immigrés, réfugiés, expatriés... Daesh a frappé la France pour ce qu'elle représente : sa laïcité et sa diversité. Daesh sait qu'il fallait frapper là, précisément, pour provoquer des suites de rejets, racismes, des hystéries et la montée des extrêmes. Du pain bénit pour ses futurs recrutements : ce monstre se nourrit des ruptures et des vieux textes messianiques. Un livre, un désert, un but. La série d'attaques ne pouvait avoir du sens que si elle frappait un pays qui héberge la plus grande communauté musulmane en Europe. Cela permet le pire. La France est riche et fragile par ses diversités. Et ces diversités vont souffrir. Le monde se fermera encore plus. Et Daesh aura raison.
Ensuite, les attaques portent les signes d'organisation et de patience d'un État. État islamique ou un autre État-voyou qui réagit à des pressions internationales devenues intolérables. On passe de « Assad doit partir », à « Hollande doit partir » disent les soupçonneux. Cette attaque est l'aubaine des diables du monde. Ainsi, la France est poussée à opter pour une guerre interne contre les siens, au nom des siens, pour croire se défendre. Les attaques ont tué 129 personnes, mais tueront plus, ailleurs, avec une Europe qui va fermer ses portes aux réfugiés. Se cloîtrer et surveiller les bruits de pas autour de son continent. Le cycle nourrira les exclus du monde, les islamismes rampants dans mon monde et provoquera la guerre. Car une guerre est là, elle est presque inévitable : on peine à comprendre, au nord, l'effondrement du Sud dans l'utopie sinistre de Daesh. Ce n'est plus un État fantasmé, mais un fantasme de puissance et de vengeance qui consume désormais des générations. Le dire ainsi, brutalement, irrite les bonnes volontés qui luttent dans ma géographie contre le Monstre, mais c'est une bataille qu'on est en train de perdre. On évite de se l'avouer.
La guerre ouverte a déjà des cadavres et des vautours : extrémismes, voleurs de deuils, bonimenteurs de la race ou du « tuez-les tous ! »
Que faire ?
C'est la bonne question. Parce qu'encore sans réponse. Aux uns, l'arme à la main, aux autres le cri de vengeance. Que faire des islamistes ou face à eux ? C'est la vieille question d'un siècle trop jeune. L'islamisme est un fascisme. Sa vision est bâtie sur une prétention mondiale, un totalitarisme sournois et une ruse de guerre : il ne peut être modéré, il est seulement patient. Il ronge l'humanité au nom d'une religion, mais la religion ne lui est qu'un moyen. Il ne défend pas Dieu, il veut le remplacer. Que faire donc ? Le tuer ne fait que lui donner raison. Sa mécanique est celle du martyr : plus on le tue, plus il est éternel et plus il a raison. La guerre contre le terrorisme est elle-même terrorisme parfois. Elle est nécessaire mais insuffisante. L'idée est d'éradiquer le terrorisme aujourd'hui, mais cela ne peut être une victoire que si on l'empêche de renaître demain. Car on ne naît pas djihadiste, on le devient : des livres, des chaînes TV, des mosquées, des désespoirs, des frustrations. Tout cela vient d'une matrice, d'un pays, un royaume : il ne sert à rien de lutter contre le Daesh mal habillé en Syrie et de serrer la main du Daesh bien habillé de l'Arabie saoudite. C'est surseoir à l'attaque, pas l'éviter ; l'idéalisme est une idéologie qui a de l'argent et qui se répand. Comprendre cela permet de mieux réagir et pas seulement en « mode avions qui tuent » ou option de l'extrême droite pour des élections.
L'idée est de ne pas faire le jeu des islamistes, de ne pas les nourrir, mais surtout de ne pas les laisser venir au monde pour nous tuer. L'idée de fermer la France aux siens ou au reste du monde est un réflexe attendu, mais il n'est pas le bon. Il n'y a pas de zone offshore face à ce fascisme, et fermer les yeux n'est pas éteindre le feu. Il n'y a que des engagements, humains, et des fermetés. Daesh tue, rompt, exclut, terrorise, ment, profite, recrute le désespoir, sépare et déshumanise. Il faut donc l'éradiquer partout, mais sans lui ressembler, en France ou ailleurs. Le pouvons-nous ? J'ai parfois des doutes. Mais j'ai aussi des enfants et donc un devoir.
Peur pour la France, mais peur que la France ne réagisse mal et fasse mal aux siens. Les tueurs venaient d'ailleurs, mais aussi de son ventre.
Kamel Daoud
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