Quand j’étais vivant, Estelle Nollet
Quand j’étais vivant, janvier 2015, 273 pages, 19 €
Ecrivain(s): Estelle Nollet Edition: Albin MichelEstelle Nollet démontre une nouvelle fois dans ce troisième ouvrage un tempérament de romancière aux horizons larges et généreux. Un sujet et quelques personnages ne suffisent pas à la savane africaine qu’elle a ici en vue. Quand j’étais vivant entrecroise donc plusieurs histoires qui sont autant de thèmes saignants. C’est bien ajusté, et le lecteur est touché.
« Population des éléphants en 1900 : 20 millions. Population estimée aujourd’hui : 350.000. Nombre d’éléphants massacrés par an : 35.000. Extinction de l’espèce : déjà prévue… »
Ces chiffres sont donnés en conclusion, hors du récit. Avant cela, le roman, qu’est-il ? Un suspense qui, habilement, ne se pose pas vraiment comme tel. La chronique de la vie dans la réserve importe peut-être plus que le dénouement final – dénouement très pessimiste qui ne conclut pas, bien au contraire. Cette vaste étendue où s’agitent hommes et animaux n’est pas observée d’en haut ou de loin. Le lecteur vit la vie de la savane : le fort qui mange le faible, les aléas climatiques (admirables pages où l’on voit comment souffrent les animaux quand l’eau manque), le léopard qui se coince la patte dans un arbre et en meurt… Estelle Nollet est allée voir sur place, en Afrique australe, et la vérité de ses descriptions – malgré le choix d’une écriture un peu rapide – fait la force de ce roman.
Au premier plan – mais soufflons à l’oreille du lecteur de prêter attention aux (apparents) seconds rôles –, quatre personnages : Harrison, d’origine anglaise, qui dirige l’immense réserve héritée de son père ; N’Dilo, un Africain, ami d’enfance d’Harrison. La mère de l’un travaillait pour le père de l’autre. Contrairement à Harrison qui a été envoyé faire ses études en Angleterre, N’Dilo n’a eu aucune chance de suivre un quelconque cursus scolaire ; à l’adolescence, d’abord par nécessité puis par entraînement irrésistible, il bascule dans le braconnage et la criminalité à couverture politique. Outre ces deux, il y a le jeune Juma, albinos, un bras coupé, traqué par des trafiquants tel un spécimen d’animal rare dont tous les organes se négocient à prix d’or sur le marché de la féroce arriération humaine ; et puis, Pearl. C’est une éléphante, Pearl. Une mère très attachée à Harrison depuis que celui-ci a sauvé la vie à l’un de ses petits.
S’il ne s’agissait pas d’animaux décimés, de massacres d’humains, de désastres écologiques, nous dirions : Quand j’étais vivant, c’est ciné-club post mortem. Ces quatre personnages sont en effet morts dès le début du roman. Ils se sont entretués pour ainsi dire par malentendu, sans l’avoir voulu – c’est là une rudesse de la part d’Estelle Nollet. Morts en même temps, ils sont ensemble dans l’au-delà et – bel aspect magique d’un roman qui maîtrise sa tenue de route – ils revoient sur un mur le film de leur existence commune et individuelle. Attention ! Ce n’est pas un film omniscient. C’est la restitution de ce qu’une caméra invisible et impassible a enregistré au long des décennies. D’où des épisodes bien connus des quatre morts, mais aussi, incidemment, des détails qui les surprennent et leur font voir ou comprendre soudain autrement telle personne ou telle situation. Quel pourcentage d’éléments savons-nous de tous ceux qui nous déterminent ? Et puis, les choses auxquelles nous sommes confrontés ont des ramifications si multiples parfois, des causes qui remontent souvent si loin dans le passé que toute idée morale de responsabilité s’en trouve noyée.
« Qui a découpé l’Afrique comme un zébu sans se soucier de l’après, hein ? Un filet avec une côte et un jarret avec une tête. Y avait pas d’après pour vous, personne ne s’est demandé ce que ça ferait quand tout le monde voudrait remettre les morceaux à la bonne place ». Mais il reste l’irrémédiable qui s’accomplit et dont nous sommes les témoins oculaires – les spectateurs actuels. « Population des rhinocéros noirs en 1900 : environ 500.000. Population des rhinocéros noirs aujourd’hui : 5000. Population des rhinocéros blancs : 20.000. Nombre de rhinocéros massacrés par an : 800. Extinction de l’espèce prévue avant 2025… »
Quand j’étais vivant, malgré ces rappels chiffrés placés encore une fois en annexe, ne dénonce pas – pas comme ça. C’est un roman prenant dont aucun des personnages (sauf peut-être Travis, la compagne d’Harrison) n’est le symbole du bien ou du mal. Pas des bons d’un côté et des brutes de l’autre. Non ; le propos d’Estelle Nollet transcende, nous oblige à ressentir individuellement cette déprédation inouïe. Il y a en effet, sous-jacente, l’évidence de la profonde ineptie des cupidités humaines.
Théo Ananissoh
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