Putain d'indépendance. Entretien avec Khaddour Riad
Putain d’Indépendance, Khaddour Riad, Editions La Contre Allée, février 2012, 182 p., 17,50 €
« Ô bateau, emmène-moi loin de l’Afrique.
Dans mon pays je suis opprimé.
Ô bateau, emmène-moi au pays des lumières,
Plutôt Rome que vous autres ».
C’est par cet hymne scandé par les foules dans les stades d’Alger que Khaddour Riad, l’auteur de Putain d’Indépendance, nous propose de nous immerger dans son livre récemment publié aux Editions La Contre Allée.
Ecrit sous forme d’un récit autobiographique, cet ouvrage met en scène, sur un ton humoristique, des parcelles de vie de l’auteur en lien avec l’histoire coloniale et post-indépendance de l’Algérie.
Si l’indépendance a permis une promotion sociale pour les Algérien-ne-s qui, sous domination coloniale, ont fait l’objet d’injustices et ont vécu dans des conditions précaires et misérables, l’auteur s’évertue à souligner l’échec des tenants successifs du pouvoir algérien à tenir les promesses de l’indépendance.
Dans ce témoignage poignant, réaliste et sombre raconté d’un point vue intérieur, l’Algérie apparaît comme une terre qui ne retient pas ses enfants, un peu à l’image d’une mère qui rejette sa progéniture et l’incite à l’exil, vers des terres plus clémentes, à la recherche d’une vie meilleure.
A travers l’entretien qui suit, l’auteur répond à une série de questions qui nous éclairent sur ses motivations, ses coups de colères, ses déceptions et le sens que le terme « indépendance » a pris (et continue à prendre) pour des milliers d’Algérien-ne-s, à quelques mois de la célébration du cinquantenaire de la libération de leur pays.
Nadia Agsous : Putain d’Indépendance se présente sous forme de récit de nature autobiographique. Qu’est-ce qui a motivé le recours à ce genre littéraire pour livrer un témoignage sur ton vécu ?
Kaddour Riad : Cette forme d’écriture s’est imposée au fur et à mesure que j’avançais dans le récit. Je n’ai pas choisi quelque genre que ce soit. J’avais juste une envie de raconter mes désillusions et dire ma colère sans ennuyer le lecteur, d’où l’humour, la fantaisie et un peu de poésie pour faire passer cette pilule frelatée qu’est l’indépendance de mon pays.
Le titre a choqué plus d’un. Certain-e-s pour des raisons de nationalisme. D’autres pour des considérations liées à la pudeur. Quel sens attribuez-vous au mot « putain » dans le contexte de votre livre ? Quelles sont les raisons qui ont présidé au choix de ce titre ?
L’expression « putain d’indépendance » est d’abord un cri de colère. Ce n’est pas une insulte ou un quelconque dénigrement. J’ai entendu pire dans la bouche des algériens concernant cette indépendance qui n’arrête pas de nous malmener et nous mener par le bout du nez vers je ne sais quel funeste destin. À défaut de reprendre le maquis contre un ordre qui me brime, je lance ce cri dérisoire : « Putain d’indépendance ». Et-ce pour me soulager, par désespoir et peut-être pour couper le cordon ombilical avec ce pays qui non seulement ne veut pas grandir mais se renie et régresse en permanence. Attendre un train indéfiniment, c’est prendre le risque idiot de s’ennuyer à mourir sur le quai. Cette expression est le moteur du livre, le leitmotiv. Il est peut-être choquant mais ça ne tue personne. L’indépendance malmène, viole, tue, torture et noie des algériens. Et tant pis pour les faux culs, les faux moudjahidines et tous ces rentiers voraces de cette indépendance qui n’ont pas fini de mettre le pays à genoux.
Votre récit pose un constat amer et sombre de cet événement qui suscitait de l’espoir et la croyance en des lendemains prometteurs. Comment expliquez-vous ce regard au goût âpre qui exprime une profonde désillusion ?
L’indépendance a été un miracle pour les algériens mais qui malheureusement s’est vite transformé peu à peu en mirage. Quand la parole du peuple est confisquée, il ne reste plus qu’à aller chanter sous d’autres cieux plus cléments.
Il ne s’agit pas d’une désillusion, c’est une véritable calamité qui s’est abattue sur notre pays. Hériter d’une dictature inculte au lieu de l’indépendance, ce n’est pas de la désillusion, nous sommes dans le malheur. Tant de corruption et d’incurie me rendent hors de moi, putain d’indépendance un million et demi de fois et encore j’oublie les victimes de l’après-indépendance !
Peut-on interpréter Putain d’Indépendance comme une tentative de désacralisation de l’indépendance de l’Algérie qui a généralement tendance à être glorifiée à outrance ?
Désacralisation ? Ce n’était pas le but mais oui en effet, la mystification a trop duré ! Ceux qui sacralisent à tout va sont les premiers à violer les valeurs de courage, de tolérance et d’hospitalité du peuple algérien. Ceux qui sacralisent sont ceux qui profitent du système, violentent et terrorisent. Ceux qui sacralisent maquillent l’histoire millénaire de ce pays. Ceux qui sacralisent rejettent la composante multiculturelle de la société algérienne. Ceux qui sacralisent habitent des tours d’ivoire à mille lieux des soucis quotidiens de la population.
Qu’on tourne la page et que les algériens prennent le pouvoir. Tous les algériens. Tous les pouvoirs.
« Les joies de l’indépendance se transformèrent vite en inquiétude nationale » (p.137) écrivez-vous. Quelle était la situation et l’ambiance générale sur le plan politique, social et économique ?
Depuis cette indépendance, la société algérienne est hors jeu. Le pays ne sait plus à quel saint se vouer. Beaucoup d’Algériens se jettent à la mer pour fuir le pays ou pire encore dans les bras de l’intégrisme. Il y a une expression très à la mode actuellement en Algérie : « rana habssine » qui signifie « nous sommes arrêtés ». Ce n’est pas un hasard. Le pays est bloqué. L’échec du pouvoir est total. Il est responsable de la déconfiture de l’Algérie, premier pays producteur de pots de vin et de charlatans politiques. Ce pouvoir totalitaire et corrompu a fait de cette terre si riche culturellement, historiquement et économiquement, un pays de malheur, un territoire fermé et sclérosé où grondent au quotidien les chars de la dictature et la colère populaire.
Extraits choisis :
« Abandonnant sur-le-champ toute activité, des paysans, ouvriers, fonctionnaires, étudiants, écoliers venaient de partout à dos d’âne, à pied, dans des camions réquisitionnés, des autobus nationalisés, des trains gratuits pleins à craquer, manifester leur soutien inaliénable et indéfectible à la lutte sans merci que menaient les dirigeants et les cadres de la nation contre les vautours de l’impérialisme, du néocolonialisme et leurs alliés de l’intérieur, les réactionnaires, les corrompus, les suspects, les groupuscules et les éléments incontrôlés » (p.97).
« Dans notre pays, il n’y a plus de Français, de Juifs, de Berbères, de Gitans, de mélangés, de ramassés, de croisés… tout le peuple est devenu arabo-musulman, par le peuple et pour le peuple ! » (p.97).
« C’était le seul bordel de tout le département et les gens affluaient de partout, parfois de très loin, de Cherchell même, à plus de cent kilomètres où le bordel là-bas avait été fermé je ne sais pour quelle raison en dépit de la présence impressionnante de militaires » (p.144).
Nadia Agsous
Kaddour Riad est né le 3 mars 1952 à Cherchell (Algérie). Après des études universitaires à Alger en sciences politiques et lettres françaises inachevées, il devient enseignant, puis assistant de recherches au musée archéologique de Cherchell. Il travaille ensuite à la radio Alger chaîne 3 comme programmateur puis réalisateur pendant dix ans. Il y réalisera et coproduira une émission très populaire, Sans-pitié, aux lendemains des émeutes du 5 octobre 1988. La légende dit que les rues d’Alger étaient vides aux heures de diffusion de cette émission culte. Il est exilé en France depuis 1991.
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